L’Inde paternaliste

Hampi Lingam blog

Je ne te dis même pas la taille de la capote… pom pom pom… (Shiva lingam monolithique de Hampi, Karnataka).

***

– Venez vous asseoir ici Madame, la climatisation est plus forte.

– Merci, mais justement elle est trop froide, je vais rester assise là.

– Mais vous serez mieux ici !

– Mais… mais non ! Je veux être assise là, je n’ai pas envie d’être frigorifiée ! Arrêtez, je suis assise là, laissez-moi tranquille !

Le passage en force. L’agacement et la violence symbolique qui s’imposent avec une rapidité, une évidence gênante. Le ton cassant, qui ne souffre aucune contestation, le couperet verbal aussi acéré que la logique implacable de ceux qui sont poussés à bout. Autour, les badauds indiens baissent la tête : encore une Occidentale qui n’est que colère. L’entourage occidental et masculin se lance des regards étonnés : la pauvre est déjà usée par l’Inde…

La femme en Inde, mais aussi la femme riche, mais aussi et surtout l’Occidentale sont entourées de mille précautions. Elles sont le synonyme vivant de la pérennité (lire de la maternité), du pouvoir (lire de l’argent), de l’autorité (lire de la caste, de la couleur de peau) : alors il faut les choyer, les protéger, les soustraire aux agressions, aux regards et aux contraintes pratiques quitte à ce que cette obséquiosité en devienne une, de contrainte. Il faut penser à leur place, prédire leurs demandes et leurs inconforts. Et là se loge le micro-drame usant et pernicieux d’être en permanence, dans chacun de ses actes, minorée. Ramenée à la fois à sa condition de porteuse-d’utérus et à cet être fragile, manipulable, dont l’homme doit prendre soin, même contre parfois l’évidence des besoins réels.

Parce que c’est pour ton bien.

– Madame, vous ne pouvez pas aller par là.

– Ah désolée… c’est interdit ?

– Nnnnnon… mais… enfin, vous voyez…

– … Hmmm, non, en fait je ne vois pas : c’est interdit ?

– Non, mais c’est sale et puis c’est dangereux. On ne sait pas ce qui peut se passer.

– Ce n’est donc pas interdit, donc vous me laissez passer.

Irresponsabilité éducative à l’origine ? Peut-être. En Inde, l’éducation familiale machiste autour du sacro-saint beta (le Fils), le système social et religieux dominé par une phallocratie incroyablement prégnante (ne te laisse pas avoir par le miroir aux alouettes des Indira, Sonia, Priyanka Gandhi et autres Pratibha Patil) se couplent à la facilité pour les femmes riches de se laisser choyer en permanence : ce n’est pas la main-d’oeuvre sous-payée qui manque, et la puissance se mesure à l’aune de l’oisiveté. Alors pas de petit doigt à lever, pas de sac à porter, pas plus de trois pas à faire. Et juste hausser la voix, devenue grave et sonore à force d’ordonner, pour que la maid ou les serveurs accourent.

Les hommes s’empressent autour de toi parce que tu es une femme et parce que tu es riche (ou Blanche, ce qui revient au même). Ils multiplient les attentions sincères à ton bien-être, monter la climatisation de peur que la chaleur ne t’étouffe, fermer les rideaux pour que le soleil ne fonce pas ta peau, te présenter thé et gâteaux pour éviter tout début d’idée de sensation de faim, veiller à ce que tu aies coussins sous les reins et multiples marchandises à portée de main. Et tous ne veulent que ta satisfaction ! Ils ne font que leur travail et du mieux possible d’ailleurs. Mais, ce faisant, ils annihilent totalement le seul désir qui te semble primordial : ton libre-arbitre, ton indépendance, ta liberté de se mouvoir, de décider, de prévoir et de penser par toi-même.

Parce que l’assistanat permanent, c’est pour ton bien.

Même si tu ne le sais pas.

– Prenez à gauche, et continuez tout droit.

– Mais vous m’avez dit que vous ne connaissez pas la ville ! Le site est par là, il faut prendre la grande rue.

– J’ai un plan, le chemin sur la gauche est plus court, je vous assure. C’est un raccourci, prenez-le. Mais… mais pourquoi vous ne tournez pas ???

– Madame, je connais la ville, je vis ici, pour aller à ce site c’est par la grande rue.

– Arrêtez-vous là, tout de suite… IMMEDIATEMENT !!!

L’infantilisation, avec le brin d’obséquiosité qui la rend insupportable, devient une agression qui te remplit de colère à chaque fois un peu plus. Tu y lis en filigrane la haine farouche de la solitude, notamment des femmes qui doivent être entourées, chaperonnées, surveillées en permanence (réfléchis… pourquoi crois-tu qu’il faut « absolument » avoir une maid ?). Tu y lis à demi-mot la liberté de choix bafouée par l’excès de précaution. Tu y vois enfin que sans ces attentions les femmes seraient de bien pauvres petites choses fragiles qui iraient à leur perdition si on les laissait faire. Parce que tu es une femme, tu ne peux pas savoir : ce que m’ont dit les plombiers incompétents, les charpentiers maladroits, les peintres sans une once de bon sens ou les nombreux chauffeurs de taxi aussi imbus de leur connaissance de leur ville qu’incapables d’y trouver une adresse.

Alors, parce qu’au bout d’une, trois, dix fois on sait que l’explication circonstanciée ne sert à rien, c’est l’agacement qui répond immédiatement. Le ton sec et péremptoire que prend la plus policée et sympathique et douce (qui s’excusait de déranger l’employé du bureau de Poste pour un renseignement), qui se découvre alors mégère implacable. Ce ton de celles qui n’en peuvent plus d’être contestées, quand l’expérience et l’habitude leur ont donné raison. Qui commettent donc aussi des erreurs, des bourdes monumentales, des impolitesses mémorables, heurtant des Indiens ni paternalistes ni envahissants, simplement cordiaux. Mais pour se protéger, pour réaffirmer sa majorité et sa liberté, on surjoue… L’Inde est le pays où la loi de la jungle s’exprime en tout, et surtout dans les relations humaines.

Le paternalisme est un des modes de soumission de l’autre les plus pernicieux, se cachant sous des bienfaits dispensés qui nient en réalité ta liberté. C’est pour cela qu’il suscite les réactions les plus épidermiques et les plus violentes. Et ce qui explique que Lui sait mieux que Moi, c’est ce qui le distingue de moi : son lingam.

– Où est situé votre hôtel Monsieur ?

– Sur Mansarovar Ghat, mais vous ne pourrez pas trouver, je vous envoie un rickshaw que je connais.

– Ne vous en faites pas, je connais Bénarès, il n’y a pas de problème, je trouverai.

– Non, vous ne pouvez pas ! Les rickshaws ne voudront pas, et c’est trop compliqué ! Vous ne comprenez pas, vous ne POUVEZ pas trouver par vous-même !

– Hein ??? Alors OK… on parie. Mon train arrive à 11h30, à 12h15 je suis devant votre hôtel. Et c’est comme ça. Au revoir.

J’étais devant l’hôtel à 12h05. Fière comme un paon (et en Inde ce n’est pas peu dire…) avec dans le regard ce « Faut pas m’emmerder » que le propriétaire a délibérément choisi d’ignorer. Car comme un certain nombre de ses compatriotes, il ne regarde pas les femmes dans les yeux.

Yoni power…

Note : les expats en Inde ont quant à eux la possibilité de tomber dans un autre type de paternalisme, qui repose sur les mêmes fondements. Choisir à la place de l’autre, lui ôter non pas la liberté de décider mais la liberté de choix tout court : « Oh, nous ne donnons pas sa prime annuelle au chauffeur en roupies, il va encore la boire et tout cet argent gagné ne servira à rien. Nous lui paierons plutôt les frais de scolarité de ses enfants ». Cela se pare d’un christianisme bon teint, mais reste un choix de vie imposé à un adulte, à une réduction de sa liberté sous prétexte de… quoi ? Plus d’éducation ? En tout cas du « il ne le sait pas, mais c’est mieux pour lui »…

HIIIIIIIIIIIII !!!(0)Boah...(0)

6 commentaires

  1. Loin de moi l'idée que la société indienne ne serait pas paternaliste, bien au contraire!, mais je crois qu'il y a aussi autre chose. C'est aussi une société où on n'est jamais seul-e : tout le monde est soit fils/fille de ou mari/femme de, sans parler du village, de la caste, etc. Bref, l'individu n'existe pas vraiment. Et il y aussi une différence culturelle sur la façon d'être aimable : ce qui nous parait intrusif est juste normal (je me souviens d'un "guide" à Fatehpur Sikri qui passait son temps à m'indiquer ce qui était "beautiful" et ce qui ne l'était pas, et à quelle moment prendre telle ou telle photo; même chose pour mon patron qui voulait absolument me dire où acheter mes légumes et où ne pas aller...).
    Bon après, je sais aussi que l'expérience vécue est différente si on est un homme ou une femme : il est clair que les Indiens ne les traitent pas pareil...

    Cela dit, j'ai quand même l'impression qu'il est plus "naturel" pour une femme indienne d'avoir du pouvoir. En France, une femme puissante passe presque toujours comme une anomalie, peut-être moins en Inde...

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  2. J'aime comme, encore une fois, tu mets des mots justes sur les impressions, les sentiments flous qu'on éprouve en Inde et qu'on n'arrive pas à identifier complètement, qui pourraient s'apparenter à une incapacité à s'adapter et à comprendre une autre culture, mais qui ont des racines plus profondes... Merci!

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  3. Infantilisation permanente de la femme en Inde. Souvenir vif (et douloureux ... tellement humiliant) de cet homme qui voulait nous dire où poser nos chaussures devant le temple de Hampi.

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  4. je peux commenter, là ? ;-))

    Le paternalisme existe aussi dans le milieu du travail, certaines personnes apprécient le côté social sans en percevoir ce que cela peut avoir d'infantilisant...

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    • Parfois s'en aperçoivent, mais c'est tellement plus facile, plus reposant!Et puis pourquoi se prendre la tête puisque de toute façon j'aurais la même paye à la fin du mois...

      HIIIIIIIIIIIII !!!(0)Boah...(0)

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