Pousser les murs ne sert à rien, mais apparemment cela fait du bien… (Tbilissi, Géorgie).
10 août
Les rêves ont commencé. Et cela n’arrive pas qu’à moi semble-t-il. Situations inextricables avec des chefs, des élèves, des collègues, dialogues sans queue ni tête, organisation tarabiscotée dont il est impossible de sortir.
Je me demande souvent si d’autres professions ont une activité onirique aussi intense que les profs au mois d’août. On pourrait lancer une enquête sur les rêves d’enseignants pour mieux cerner les tensions de la profession… et si on faisait passer ça pour des neurosciences, cela garantirait un succès immédiat ! #Pardon
17 juillet
Tu as fini de ranger la forêt amazonienne de dossiers, papiers et documents qui se sont accumulés lors de l’année écoulée. Un amoncellement de rapports, bulletins, consignes, fiches de travail, articles, documents de collègues, brochures, informations qui ne sont pas des injonctions, informations qui en sont. Tous ont eu leur importance mais il a fallu réfléchir au cas par cas s’il convenait de les jeter, les archiver, s’en inspirer pour l’an prochain, les numériser ou les laisser dans la pochette couleur saumon. La pochette « Pourrait être utile un jour en aval ou en amont »… #Désolée
6 août
Tu t’attaques aux cours proprement dits : photocopies restantes, fiches d’exercice ratées et réussies, textes et cartes et affiches distribués, ce que tu gardes, ce que tu jettes. Et tu lorgnes ton ordinateur car c’est là que se jouera la véritable bataille : les dossiers numériques par classe et discipline, des gigas de cours, de présentations, de documents, d’exercices, d’évaluations, de tentatives, en un ou dix exemplaires selon si tu as fait travailler tes classes d’un seul tenant ou en faisant coopérer les élèves sur différents sujets ou en leur proposant des consignes différenciées. Des centaines d’heures de travail minutieux, qui réclament encore des dizaines d’heures de travail minutieux : car rien n’a fonctionné parfaitement, car rien n’était catastrophique, car tout est intéressant, car tout doit être amélioré. Et parce que les élèves ne seront pas identiques l’an prochain, il faudrait reprendre les démarches et les mises en activité, à la marge ou intégralement, tout relire et parfois recommencer.
J’entends souvent dire que le travail des enseignants n’est pas quantifiable. C’est faux, il l’est : simplement, ceux qui énoncent cet axiome n’ont absolument pas envie que tu le quantifies réellement. Je suis pour ma part (et mes collègues aussi, sans aucun doute) capable de comptabiliser le nombre d’heures, de soirées, de week-ends et de jours « de vacances » passés à travailler. Préparer, lire, veiller, réécrire et repenser mes cours pour le lendemain, la semaine ou l’année suivante parce qu’il faut tenir compte de la réalité des élèves que tu as devant toi. Et corriger bien sûr. Ce travail ne s’effectue simplement pas « au bureau » et ce n’est pas parce qu’il n’est pas visible pour une partie de la population et pour les autres personnels des établissements qu’il n’existe pas [J’ai entendu, pantoise, des personnels d’établissements scolaires dire que « Les profs ne fichent rien, tandis que nous… » alors même que, la majorité du temps, la majorité des élèves est face aux profs qui s’en occupent. Je n’ai pas de mots.].
8 juillet, 17h15
Tu finis ta dernière réunion de l’année. Non pas les réunions pour « garder les profs en établissement parce que sinon ils se croiraient déjà en vacances », mais celles qui enchaînent sur l’année suivante : celles des enjeux qui vont tourner en tâche de fond tout l’été dans ta tête, celles qui sont nourries de bribes lues de-ci de-là, bribes rapportées par les bouches dont les oreilles traînent dans couloirs rectoraux et ministériels, bribes évoquées à demi-mot par les chefs d’établissement. Toutes bribes qui, bien évidemment, ne concordent pas vraiment entre elles car ce qui caractérise notre époque, c’est que personne ne sait trop quelle direction sera indiquée. Ou le sait trop bien… L’utilisation en classe des appareils numériques ? les ajustements de programme ? la montée des CP12 en CE1 et leur organisation ? les projets sur la maternelle, sur le recrutement ? la réforme du lycée pro et du lycée ? N’ayons crainte : nous serons au courant grâce à une communication qui a fait du vent une richesse quotidienne et peindra aux couleurs de la modernitude des projets qui attendaient dans les cartons depuis dix ans tout pile. Avec un beau blason au champ d’azur semé de baudriers, fascé à dextre de deux pagaies avec feuilles de platane…
22 juillet
Ce jour a lieu la publication au BO d’un bruit de couloir susurré mi-juin pour une mise en œuvre en septembre. Est-ce bien sérieux pour l’EMC quand on sait que les programmes ont été publiés en 2015 ? Est-ce bien respectueux surtout quand on sait le coût que suppose l’investissement professionnel et psychologique qu’ont engagé les réformes et les rétropédalages des trois dernières années ?
Bien sûr que c’est sérieux, ma bonne dame ! C’est ça, la parole politique ! Celle qui prime sur toute autre considération éducative ou professionnelle : réécrire cet enseignement précis dans un sens plus restreint avec un recadrage idéologique en prenant de court ceux qui vont l’enseigner n’est pas anodin. Il faudra plusieurs heures de travail à nouveau, pour comprendre un texte volontairement peu clair, pour évaluer ce que l’on peut en faire et ce que l’on peut garder des anciens cours. Et c’est évidemment respectueux, que diable ! Tout autant que tout ce qui s’attelle à l’humain dans ce gouvernement : et je rappelle qu’ici l’humain, ce ne sont pas seulement les profs mais vos enfants aussi…
Vendredi 31 août
Aujourd’hui a lieu la rentrée des profs. J’ai sans doute passé la semaine précédente à rassembler mon énergie : aimer son métier n’oblitère pas pour autant la mobilisation de soi qu’il va supposer pendant un an. Courir, tirer, pousser, motiver, contenir, recadrer, encourager. Naviguer à vue entre les parents et l’administration, les collègues parfois. Cette fameuse semaine où l’anxiété monte, celle qui pourrait être moquée par ceux qui n’y connaissent rien : « Faut-il bien être puéril pour s’inquiéter de savoir quelles configurations de classe on aura avec quels élèves, quelles équipes de travail [et oui, chaque classe suppose une équipe différente], quelle organisation des enseignements et des multi-dispositifs superposés depuis des années, quel emploi du temps pour organiser le reste de sa vie… ». Anticiper est vital car l’Education nationale a un don particulier pour les configurations kafkaïennes, et inutile tant la surprise est permanente.
Et les questions sont identitaires : serai-je à la hauteur de cette année ? de ce dont auront besoin mes élèves et mes collègues ? de mes propres exigences ? Serai-je suffisamment courageuse pour accueillir et enthousiasmer 180 adolescents qui, au quotidien, auront mille et une émotions à m’adresser en même temps que mille et une questions de détail ? Aurai-je la résilience nécessaire face aux éventuelles déconvenues ? Aurai-je surtout la force d’ignorer les attaques quotidiennes que j’entends se faire de plus en plus braillardes contre « ces fainéants de fonctionnaires », « ces profs qui ne fichent rien », « ce métier qu’il est beau et que c’est beau de se sacrifier pour sa vocation, parce que moi le sacrifice, ah non, c’est pas pour moi, je préfère un salaire honorable et garder ce luxe de gueuler sur les profs toujours en vacances » ?
Les « deux mois de vacances » des profs existent. A la une des médias peu scrupuleux, et dans les fantasmes des gens surtout.
***Addendum***
Quarante-douze août
J’ai pris trois semaines et demi de véritables vacances. Ailleurs autant dans mon corps que dans ma tête. J’ai exclu tout mail professionnel et tout contact avec des collègues, j’ai anéanti toute interrogation sur les cours et formations à venir. Après une année comme celle qui vient de s’écouler, cumulant plus de 600 heures de transport, les cours avec mes classes, la tension d’un établissement, l’intensité de deux missions de formatrice, la participation active à un projet numérique, il ne pouvait en aller autrement.
C’est donc en ce quarante-douze août que je vais enfin pouvoir m’atteler à la mise à niveau scientifique, en histoire, en géo, en EMC et en pédagogie, cette veille documentaire et historiographique qui permet de se tenir au courant de l’évolution des concepts et des hypothèses, des documents publiés et des projets en cours, et qui est très exactement au fondement du métier…
Jusqu’où une profession pourra-t-elle se sentir submergée…
« Gathering », Daniel Firman, 2000.
Tout ne pourra que bien se passer : je vois sur la photo ci-dessus (planquée sous les copies et les tuyaux) une boule disco, tu danseras donc ton année !
Dois-je parler de mon dernier cauchemar, celui où j’arrive au lycée affecté (suis TZR), j’ai cours, mais pas mon emploi du temps, que je ne peux atteindre vu qu’il est dans un casier dont je n’ai pas les clefs (on a oublié de m’ « inviter » à la pré-rentrée), et puis je suis pieds nus... mais où sont mes chaussures ? L’heure passe, il ne reste plus que 10 mn à aller faire cours ! Bref... Tout ça alors que dans la vraie vie, j’était en plein stage yoga-école sur 3 matinées... je devrais donc être zen ??
Je peux en parler librement du rythme et de la charge mentale des profs (je ne dis pas qu’elle n’existe pas dans d’autres professions et elles ne manquent pas !) car il y’a encore 6 ans j’étais assistante de direction dans une boîte d’import export (boulot très alimentaire qui me permettait de lire 1 livre par semaine, m’occuper d’un blog, de partir en voyage hors vacances scolaire, rentrer chez moi le soir et regarder la TV/faire du repassage/m’occuper de ma fille/écrire des pages sur mon blog... voire tout cela à la fois !). Je ne vais pas revenir sur les circonstances de mon changement d’emploi aujourd’hui (prof d’HG comme toi), emploi dans lequel je m’épanouis (je ne m’ennuie jamais, j’adore changer d’emploi du temps tous les ans, ne pas avoir des horaires de bureau, rester libre de mes démarches, travailler en équipe -quand c’est possible ^^etc.), or je n’ai plus le temps de faire tout ce que je faisais avant en rentrant chez moi. Oui, le temps de travail est largement quantifiable (j’ai calculé 48h/semaine en moyenne) , nos chères vacances sont d’une « violence » inouïe : si attendues, mais l’arrêt d’activité est si brutal qu’il faut quasi 1 semaine pour s’en remettre. Cela m’aurait bien fait rigoler si j’étais encore assistante dir. Ces vacances passent si vite ; début août tu as déjà le nez dans tes nouveaux cours - ou les anciens que tu vas forcément refaire, alors que tu viens seulement de nettoyer ton bureau d’une année de piles...
Alors non, je ne me plains pas de tout cela... même si j’ai encore du mal face au : « les profs ne font rien »... À bas la JP-pernautisation de la société !! (J’y travaille modestement !) Car à côté de cela, je me sens enfin utile dans ce que je fais, tout ce que je fais à un sens... est-ce que les « profs heureux peuvent changer le monde » ? (Rapport à mon stage yoga... n’ai pas encore eu le temps de lire le livre, ni d’y réfléchir vraiment, mais cela me plaît de le croire :D)
Et bonne rentrée 🙂
(Et merci pour ton blog... je me délecte depuis longtemps de tes voyages et tes fins billets).