Et si c’était l’Inde – Le train de 09h18 #Inde

[A force de vouloir faire comprendre ce qu’est l’Inde au quotidien, ce que fait de toi l’Inde au quotidien surtout, je me suis rendue compte que l’anecdotique fait bien plus sens que la description directe. Que l’empathie, le sentiment de participer à la scène, touche beaucoup plus son but qu’une explication froide des choses. J’avais il y a deux ans commencé à publier des textes où j’imaginais la vie française et parisienne vécue à l’indienne. Ou plutôt : la vie que nous aurions si la France était l’Inde, si Paris était Bombay, si une France indienne nous était contée… Il y a des détails, des jeux de mots, des choses que seuls ceux qui ont vécu en Inde peuvent comprendre, mais j’espère parvenir à restituer une ambiance, une tension, une réalité que chacun peut imaginer et ressentir. Je republie donc certains de ces textes, avant d’en publier de nouveaux…]

Du 16ème arrondissement, je pars avec trois heures d’avance. La Gare de Lyon n’est pas très éloignée, mais les embouteillages matinaux sont tels qu’il faut être prévoyant.

L’abondante flotte de taxis nous entoure, klaxonnant à profusion, et dès la place du Trocadéro, il faut se faufiler entre les véhicules, couper la route et accélérer brutalement pour en émerger. La voiture est poussée à droite, dépassée à gauche, elle tangue un peu. De ma fenêtre, je vois les chiens et les chats fourrager les déchets accumulés devant le café « Le Malakoff ». Des bus bondés se joignent à vive allure à cette cohue, manquant écraser les deux enfants qui défèquent sous la statue du maréchal Foch. Quelques mères de famille, fagotées d’un paletot marin, attrapent un bus à la volée ou ressortent échevelées de la circulation pour aller fouiner dans les étals de l’avenue Kléber.

Nous parvenons à nous faufiler vers l’Alma. Les quais sont plus praticables le long des ghats. Les journauxwalla, installés sur les marches grasses qui descendent au fleuve, ont finis de regrouper les livraisons et prennent leur repas de la journée, agglutinés autour du brasero d’un chataignewalla. Il ne fait pas chaud, et de la Seine visqueuse monte un brouillard glauque. De l’autre côté, on distingue à peine les cahutes au ras de l’eau d’où émergent de fragiles silhouettes.

Pas de métro ce matin, pas le temps : je ne peux pas laisser passer trois ou quatre convois débordant de passagers avant d’espérer en attraper un. Je suis pressée. Il m’a fallu cinq mois pour économiser le prix du taxi et du train, en allant travailler chaque jour en wagon de dernière classe sur le Etoile-Meaux, deux fois par jour. S’immiscer dans la grappe humaine pendue à la porte, enrouler mon écharpe autour du bras pour empêcher les autres de s’y agripper et de me tirer en arrière. Protéger mes seins, mes fesses, mon bas-ventre des mains baladeuses et avides. Pendant le trajet, je récite des listes pour ne pas m’endormir : les prix du marché, les acteurs de Boulognewood. Au milieu des cris des matrones qui défendent leur place, des contestations, des hurlements de ceux qui tombent parfois du toit.

Me voici arrivée à la Gare de Lyon. Je ne sais pas où aller, je ne comprends rien. Les panneaux lumineux sont rédigés en provençal, en catalan, en nissart, en italien ; mais la transcription en français apparaît après quelques minutes. Je me dirige vers le quai indiqué, évitant d’écraser les passagers en transit endormis à même le sol. Une odeur : la sueur des nuits trop courtes, les relents des latrines et le graillon des petites cantines ambulantes. Rien de bien glorieux dans ces marmites d’ailleurs, mais l’essentiel pour des voyages d’une vingtaine d’heures : choucroute, potée au chou, couscous ou cassoulet. Histoire d’être calé à moindre coût. J’hésite, mais les casse-croûte à bord du train sont froids et maculés des déjections des rats. Je me dirige donc vers l’échoppe la plus réputée, « Maison d’Alger », où m’échoit un bol de couscous servi fumant dans des feuilles de marronnier tressées. Avec mes doigts, je forme des boulettes que j’avale tout rond ; c’est plutôt bon, mais je dois faire vite : à bord du train j’aurais besoin de mes deux mains pour garantir ma place.

Au début du quai, un homme me demande mon billet. Je me méfie mais, ne sachant pas à qui j’ai affaire, je reste polie.

« Non ! Vous n’êtes pas à la bonne gare ! ». Je suis anéantie. Cela va être compliqué et cher mais je pourrais peut-être arriver à l’autre gare à temps, me dit-il. Il téléphone. Un dialogue emporté dont je ne comprends pas un traître mot (peut-être du gascon ?). Il a une solution. Quand, jetant un œil par-dessus mon épaule, il me lance mon billet à la figure et disparaît en deux enjambées. Matraque à la main, un improbable agent de la ligne de chemin de fer déambule nonchalamment. J’enrage. Je cours vers mon train, me glisse à l’intérieur, pestant contre ces agents jamais là quand il faut, pestant contre moi-même aussi : après toutes ces années, j’ai encore failli me faire avoir par un rabatteur.

C’est alors qu’au milieu des valises énormes et des cabas débordants une annonce est diffusée : craquements, brouhaha, je ne comprends rien. Je ne sais même pas de quelle langue il s’agit. Mon voisin m’indique en un étrange sabir d’italien et de français que les quais ont été intervertis, et qu’il faut aller à l’autre bout de la gare pour attraper le bon train. Pour la douzième fois de la semaine, paraît-il.

La mêlée : en quelques minutes, les passagers de deux trains de vingt-cinq wagons doivent échanger de place. Plus de trois milles personnes. On se rue, on se bouscule, une vieille dame tombe et glisse sous le train à l’arrêt. Elle se relève, grimpe prestement sur le quai et bouscule sans ménagement une mère et ses trois enfants pour leur passer devant. Les hommes rient devant le spectacle, d’autres crient sur les porteurs qui croulent sous les malles.

Laissant une chaussure derrière moi, je n’ai pas le temps de me retourner, je parviens de justesse à rejoindre mon train qui s’ébranle. Le wagon est étrangement calme : c’est la première classe. Il y fait chaud, cela ne sent pas trop mauvais… j’avance lentement et jette des regards éberlués sur l’espace dont chacun dispose… La seconde classe est déjà plus fraîche, les passagers me regardent avec méfiance. Dégoût aussi. La couleurs des rideaux et des sièges est indécelable en troisième classe, et le chauffage hoquette, s’arrête, bourdonne à nouveau ; les gens se serrent. La dernière classe, la mienne. Il fait terriblement froid ici, et l’on distingue difficilement les gens au milieu des sacs de toile et des couvertures dont ils sont emmitouflés. On recommence à pousser, à écraser volontairement des pieds et des mains pour accéder à sa place. Je dois encore traverser huit wagons avant d’arriver au mien.

A l’extérieur, les SDF se collent aux barreaux des fenêtres sans vitre, grommellent, geignent pour un bout de baguette, pour un centime, mais la plupart des passagers les ignorent. Quelques-uns lorgnent leurs difformités ou aboient des insultes.

Je me fraie un chemin dans la cohue, et trouve ma place. Le numéro a été effacé, réécrit, ré-effacé, mais j’en distingue encore les contours. Sans ménagement, je pousse le sac à main lourdement chargé que ma voisine essaie de maintenir sur mon siège et je bouscule rudement l’homme affalé à côté, il sent l’alcool et l’urine. Mon sac, sous le banc de bois au milieu des déchets et des crachats, est en sécurité, une anse passée autour de ma cheville.

Je m’installe le plus confortablement possible, rejetant vers l’arrière le rideau maculé.

Prête à goûter les joies de ce voyage de quelque six heures entre Paris et Lyon par le Provençal Super Super Super Express.

Voilà. Voilà ce que c’est que pourrait être la vie quotidienne si elle était la vie en Inde…

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6 commentaires

  1. Un brin surréaliste et plus que réaliste à la fois, très bel exercice de style (élève prometteuse à l'imaginaire néo-réel passionnant, 19/20 ;-))

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  2. Je ne me rappelais plus des "chataignewalla", j'adore ! D’ailleurs, si ça ce trouve, entre eux ils s’appellent peut-être vraiment comme ça, vu que beaucoup sont indiens.

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  3. Bon sang un chataignewalla! C'est ça qu'il faut!
    (Hin hin j'ai hate d'avoir une description des films de Boulognewood)

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  4. C'est comme si on y était hihihi!Bravo pour ce voyage dans la quatrième dimension ,un peu décoiffant mais qui sent le vécu.
    ça me rappelle la première fois où Mister India a pris le train (seul) en France,tout étonné que cela soit si simple et tranquille...sa quatrième dimension à lui 😉

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  5. Quelle imagination ! Pourquoi tu n'écris pas un roman sur l'inde (reality fiction semi autobio) à l'instar de Ruth Prawer Jhabvala ou d'autres auteurs expats qui ont sejourné assez longtemps en Inde.James Ivory est trop vieux mais on peut trouver d'autres réalisateurs.

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  6. Absolument sensationnel ! Fidèle description de ce que nous vivons tous les jours en Inde... Bravo !

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