La Conjuration des Imbéciles : le baroque tonitruant de John K. Toole

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J’avais des milliers de choses à te dire. Je rentre d’une exposition Mapplethorpe (dans une galerie, j’attends la rétrospective en piaffant) et d’une de Baselitz, j’ai à te raconter aussi un concert-expérience très fou, 12 000 vadrouilles mais…

… dans ce contexte où les doigts donneurs de leçons s’agitent, où une propagande qui ne propose depuis 2002 que de culpabiliser le choix électoral réel en le taxant de « non utile » avec comme corollaire un garde-à-vous aveugle, où les deux seuls programmes électoraux qui ont cours ce sont « barrage au FN » et confirmation d’un droit de cuissage de notables accrochés à leurs privilèges, où la République des patrimoines a ignoré sciemment les couches populaires et moyennes comme elle a savamment exclu le politique du débat pour faire croire que seul l’économique comptait (et les deux sont bien trop complexes à comprendre pour toi, alors ne t’en soucie pas, réfléchis seulement au joli programme de logements sociaux, de transports durables et de Wifi pour tous, car seul le foutage de gueule compte, pas les questionnements de fond)… Dans cette pantomime donc, où depuis longtemps le Sénat devrait être calciné jusqu’au sol et où ceux qui noyautent les postes depuis trois décennies devraient s’immoler de honte, j’écoute les cris. « Au loup, au loup ! ». Ah c’est bon n’est-ce pas de se faire peur ! On se complaît à reprendre cette ritournelle, ce point Godwin du devoir électoral, parce que tu as envie toi aussi de vivre ton 21 avril 2002. D’avoir quelque chose à raconter. Mais ce qui se joue ici, c’est bien plus que cela. C’est le dévoilement toute honte bue de l’incapacité de nos politiques à assumer un vrai choix politique, des orientations qui tirailleront et déplairont. Avoir ces couilles qui les empêcheront après d’arpenter encore les couloirs sous les ors de la République. Ils crient depuis longtemps au loup mais n’ont strictement rien fait pour circonscrire et broyer celui-ci. Pis, ils ont alimenté sa réintroduction à coup de passe-droits et de cache-misère. Et soudain, on s’affole, on s’agite ? L’électeur DOIT ! L’électeur a le DEVOIR ! A l’électeur tout seul incombe la responsabilité de garantir la France du loup et si jamais ce sera de sa faute, de l’incurie, de la désinvolture ??? Je méprise ceux qui disent que nous avons les hommes politiques que nous méritons.

Ce sont les hommes politiques qui ont les élections qu’ils méritent.

Moi, je regarde s’étaler la misère noire dans mes collèges et gares de banlieue. Je regarde l’hôpital crever. Je regarde ceux qui tiennent l’école à bout de bras agoniser. J’observe ce lien social et communautaire qui se recrée malgré l’Etat. Voire contre lui. Et je repense à ce portrait au vitriol d’une autre société…

*****

L’intrigue de La Conjuration des Imbéciles de John Kennedy Toole tient en peu de mots, et surtout, comme souvent dans les grandes oeuvres, n’a que peu d’intérêt par rapport au reste : je me passerai donc de t’en faire un résumé détaillé voire de recopier la quatrième de couverture. On n’est pas ici dans une fiche de lecture de collège que diable… En gros, dans les quartiers miteux de La Nouvelle-Orléans des années 1960, Ignatius Reilly tyrannise sa mère, ses voisins et tous ceux avec qui il entre en contact par dégoût fondamental du monde tel qu’il est devenu.

Le récit ne progresse que suivant un enjeu : que va encore inventer, dire et écrire Ignatius pour hurler son mépris du monde ? Le lecteur plonge immédiatement dans la vase malsaine quand l’auteur dévoile la relation sadique qu’Ignatius entretient avec sa mère désespérée et alcoolique. Cela se poursuit dans son rejet du monde du travail, rejet réciproque d’ailleurs, qui nous fait grincer des dents tant les manoeuvres les plus viles se multiplient pour échapper à ses responsabilités. Ignatius nous met mal à l’aise. Terriblement. Il crache sur tout et tous et n’a pourtant qu’une seule ambition : il veut faire changer les gens en leur prouvant à quel point il a raison de mépriser le monde.

Pour haïr à tel point une société qui clame faire de son mieux, il faut évidemment être soi-même monstrueux… L’auteur ne nous épargne donc aucun détail, l’obésité morbide d’Ignatius accentuée par des éructations récurrentes, ses pulsions sexuelles irrépressibles résolues seul dans la honte (sa manière de se masturber est une ode aux mortifications morales d’un autre temps), il est devenu l’image de son propre dégoût du monde. Et de nous écrire avant tout autant de détails le combat quotidien de cet amas de chairs qui suintent contre la médiocrité, échec après échec : Ignatius se voit comme un monstre d’humanité et ne peut se résoudre à vivre dans un monde de faux-semblants et de bêtise, il veut déciller les gens contre leur gré s’il le faut. Il note alors dans des cahiers d’écolier, pitoyables réceptacles de ses prétentions littéraires et de sa risible croisade, ses rêves d’enfant guidés par une conscience d’adulte : il met au service du bien du monde ses idées puisées dans un amas, non de chairs cette fois, mais de théories et de préjugés glanés au fil de lectures, d’expérience et d’observations politiques et religieuses surannées, racistes, dogmatiques. Un peu à l’image de cette Amérique dont on se plaît notamment en France à se moquer, pour son incurie, son ridicule trempées d’ignorance et de pauvreté. Qu’avons-nous en réalité proposé de différent…

Sa trouvaille la plus excentrique et la plus drôlatique dans ce fatras ? Vouloir faire advenir la paix universelle en recrutant des homosexuels comme soldats dans les conflits armés : c’est après avoir vu un prostitué déguisé en matelot que lui vient cette idée. De l’homophobie crasse, de l’antimilitarisme primaire, des raccourcis foudroyants, et le tour est joué pour résoudre les conflits. Inédit, c’est certain : « la prochaine guerre pourrait dégénérer en orgie de masse. Juste ciel ! Combien des responsables militaires du monde sont-ils en vérité de vieux sodomites désaxés cherchant une jouissance dans cette personnalité d’emprunt ? En fait, le monde pourrait en tirer profit. Ce serait la fin de la guerre. La clé d’une paix éternelle » .

Voilà. Ce roman dérange, à tous points de vue, et atteint de ce fait au sublime et au vrai. La truculence verbale est magistrale, le style baroque, la verve teintée de préciosité, La Conjuration des Imbéciles est une véritable tempête de mots qui semblent faire mouche, mais qui en réalité enveloppe d’ouate et de bois les pires idées. « C’est trop compliqué, tu ne peux pas comprendre, fais juste ce que je te dis parce que c’est pour ton bien ». L’outrance et la vomissure y sont encore plus fournies que sur Twitter (tu imagines ?) car John Kennedy Toole ne nous épargne aucune des pensées et des ambitions d’Ignatius, devenu tout ce que nous détestons, tout ce que nous nous complaisons à montrer du doigt en clamant « Bouhhhh, c’est mal ! ». Le malaise s’accentue encore quand on laisse Ignatius quelques lignes pour s’intéresser aux personnages délirants qui l’entourent… miroirs d’une société qui se délite, que l’on voudrait rapiécer avec des hochets, autant de réalités auxquelles il faudrait en fait s’attaquer sans oeillères et sans privilèges à protéger… la vieille Trixie, folle à mordre, à qui l’on ne permet pas de prendre sa retraite, une tenancière de bar pornographe, un policier d’origine italienne rendu ridicule chaque jour par les tenues que lui choisit son chef, un Noir vagabond et balayeur qui fait la Une des journaux…

La petite histoire que l’on rappelle sur ce roman, c’est que l’auteur s’est suicidé à trente-deux ans en croyant être un écrivain raté. Lors de la publication posthume du livre, le succès a été immense et lui a été décerné le prix Pulitzer. Parce qu’il renvoie en effet comme tous les grands romans à une chose très simple, très concrète et très fragile. Notre propre manière d’être au monde.

*****

Alors dimanche soir, quand les larmes de crocodile couleront et que les doigts donneurs de leçon s’agiteront, je repenserai à Ignatius.

Note : ce billet est la réécriture de celui que j’avais publié ICI. Il m’est apparu soudain pertinent d’en reparler.

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6 commentaires

    • @Bergeou : très particulier, très déroutant également, mais plein d'enseignements à mon sens. Et pour le reste... les résultats montrent la dissociation entre les attentes des citoyens et les propositions des partis traditionnels : et ces derniers tombent des nues alors qu'on le leur crie depuis des années. Qu'ils assument et prennent enfin leurs responsabilités...

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  1. ET ce décryptage de la + brûlante actualité à travers ce prisme littéraire est d'autant + indiqué que le ressort d'un certain vote peut (justement) résider dans un viscéral dégoût de soi, converti en anti-altruisme intégral ! Laideur anti-humaniste triomphant sur fond de déliquescence accélérée du Politique...

    a presto, Antoine

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    • @Timidoesteta : c'est vrai, mais je ne suis même plus sûre de l'explication psychologique du vote extrême. Le dégoût de soi peut-être, mais surtout l'absence de prise en compte des besoins réels de certaines couches de la population, et la dislocation incroyable entre le monde réel et la classe dirigeante, ça oui... Quant à la déliquescence du politique, et de la parole politique ;), elle est devenue plus flagrante encore ces dernières semaines.

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  2. Lu il y a fort longtemps, je ne me souviens de rien sauf d'avoir adoré ce livre... tellement d'accord avec toi sinon....

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    • @Delphine : ce qui est drôle, c'est qu'avant de le reprendre pour faire ce billet, je me suis dit comme toi "j'ai adoré... mais de quoi ça parle déjà ???" ! Tellement foisonnant que la mémoire ne sait plus par quel bout le prendre ?

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