Connais-tu ce sentiment, en refermant un livre, de déchirement ?
Comme si tu disais adieu à des personnes que tu as connues et profondément aimées. Tu ralentis la lecture des dernières pages, tu relis les derniers paragraphes, ne pas parvenir trop vite au mot « Fin » tant ces êtres de papier et de mots sont devenus de réels compagnons, et leurs luttes les tiennes.
Cela faisait une éternité qu’un roman ne m’avait happée à ce point.
J’en avais entendu parler par quelques rares personnes, jamais vu dans une librairie ni suivi véritablement l’auteur dont je savais juste qu’il venait de sortir un nouveau roman. Et sur une inspiration soudaine, j’ai tendu la main vers la couverture étrangement peu futuriste pour un roman de « science fiction fantaisiste » [qui a eu l’idée de le classifier comme tel… roman d’aventure psychologique bien plus !] et ouvert la première page.
La page 702.
Parce que La Horde du Contrevent est un ovni. En matière d’écriture, en matière d’émotions, en matière de questionnements. Une polyphonie fantasque et savamment maîtrisée alternant les voix et les points de vue, et dont émergent rapidement des personnalités complexes. La rudesse d’un monde de Vents, la rigueur d’une quête, la pugnacité progressivement questionnée, absurde peut-être, et la poésie croisée d’hommes et de femmes tout à la fois inquiets, persévérants, croyants, blessés, joueurs, et perdus aussi.
Tout ça et rien que ça.
De la science-fiction, je ne suis pas certaine. De la fantasy encore moins. Les Hordes, ce sont depuis huit siècles des groupes d’hommes et de femmes entraînés à partir de l’Extrême-Aval avec pour mission de découvrir l’Extrême-Amont et l’origine du Vent. À pied, armés presque seulement de leur loyauté à leur mission et à leur Horde. Une horde, pas un groupe : archaïque, quasi bestial, chacun sa fonction, chacun son sens sur-entraîné et son talent, et un meneur. Et de dépasser la Horde précédente, et d’aller au bout dans un monde hostile battu par les vents. Coûte que coûte.
Il y a des échos d’Hypérion, mais… non. Il y a des échos du Seigneur des Anneaux, mais… non. Des humains, rien que des humains, pas de science ni d’espace, pas de longévité particulière ou de pouvoirs, la quête certes mais surtout il y a à l’origine, une éducation : exceptionnellement intense et exigeante, violemment déterministe et individualiste, extraordinairement questionnable. Elle est l’alpha et l’oméga, et la contestation plus ou moins consciente de cette idéologie, du destin qui va avec et de la place qu’occupe chacun est la question en filigrane du roman. Quand et pourquoi fait-on Horde ? fait-on groupe ? fait-on famille ? Le lien aux autres change selon que l’on ait 15, 30 ou 45 ans…
Il m’a ainsi semblé que La Horde est un roman du milieu de vie. Un de ceux qui, comme certains classiques lus « trop tôt », ne peuvent être compris qu’en ayant vécu, pris conscience, souffert, refusé et changé de cap. Parce que derrière chaque signe qui introduit chaque voix et paragraphe, Alain Damasio dévoile une quête de soi, mais dans le lien avec les autres, la quête de sa place dans sa propre vie et dans le groupe. La place de chaque parole au regard de ses valeurs et des valeurs collectives.
Il ne faudrait surtout pas croire que volonté, ténacité, espérance et dilution du moi dans la solidarité sont les maîtres-mots de ce roman. Surtout pas. La question est bien plutôt celle de la loyauté et des loyautés, qui motivent et enferment tout à la fois. Loyauté au sang, loyauté au maître, loyauté aux pairs. Comment s’affranchir de ces loyautés, à l’origine de la quête, de la Horde et du fonctionnement même de ce monde, sans perdre ses valeurs et sans se perdre ? Comment, avec et sans les autres, sans mission, sans guide, sans enjeu extérieur, devenir soi-même…
J’ai dévoré cent pages par cent pages comme je ne l’avais plus fait depuis longtemps. J’ai serré les poings en passant des cols glacés, j’ai tendu mes muscles en fuyant une cité trop belle pour être innocente, j’ai manqué me noyer mille fois en traversant une « flaque ». Une seconde lecture demanderait de questionner les rôles dévolus aux femmes dans ce roman, c’est le seul élément qui m’ait laissé songeuse mais il me faut lire plus de cet auteur et relire La Horde avec cette question en tête.
Et à dire vrai, une autre question me préoccupe : quid des loutres ?!?
J'ai découvert Alain Damasio récemment, sans avoir lu aucun de ses livres, désespérément absents de la bibliothèque car perpétuellement empruntés (j'habite à Marseille et l'homme est marseillais, ceci explique sans doute un peu cela, chauvinisme oblige). C'était dans une série de deux longues interviews sur Radio Nova, http://www.nova.fr/podcast/nova-book-box/alain-damasio-quels-degres-de-liberte-avons-nous-perdus-12 et c'était passionnant. Je te conseille d'écouter. Merci pour ton blog que j'aime jusqu'à la lune et retour.