Où l’immonde devient monde

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Ahhh l’ordure et l’Inde : une relation intense, une relation intime…

Ce qui importe en Inde, c’est la pureté. Ce qui propre ou sale ne compte presque pas, ce qui est pur et impur oui. Et l’assiette maculée de tâches douteuses rincée à l’urine de vache est plus pure qu’une assiette étincelante récurée à la Javel, idée confirmée un jour par cet homme embrassant à pleine bouche le cul d’une vache dans une rue de Bénarès (oui, Chirac est un petit joueur…) ou l’état du linge lavé dans le Gange. La tâche, la trace, la saleté, l’odeur, non : la purification, oui !

Je ne compte plus les anecdotes liées aux ordures. Généralement, quand on voyage, le transit intestinal devient un sujet de conversation banal : en vivant en Inde, aux échanges passionnés sur le transit s’ajoutent la lèpre, les difformités et les tas d’ordures. On a les sujets que l’on peut. Et de te souvenir de ces 9 heures de train où avec une amie, nous avions gardé consciencieusement tous nos détritus (emballages de nourriture, bouteilles, gobelets de chai) pour les jeter dans une poubelle et non sur les voies comme le font tous les passagers, même riches, même « éduqués ». Quand un employé est arrivé avec un gigantesque sac-poubelle : trop heureuses, nous y jetons tout… avant de voir qu’il déverse ensuite le sac sur les voies par la porte (toujours ouverte) du train en marche. Et de te rappeler cette jeune mère qui se saisit du gobelet que j’avais posé à côté de moi, pour le jeter avec le sien sur les voies : j’avais intercepté son geste, récupéré le gobelet, et lui avais dit : « I don’t want MY waste to spoil YOUR country « . Interloquée. Et je doute que ma « leçon » condescendante et néocolonialiste ait fait son chemin : quand les catégories de pensée ne sont pas les mêmes, on n’obtient pas gain de cause. Jamais.

Alors, avec notre conception occidentale de la propreté, avec notre hygiénisme qui se soucie de se laver les mains AVANT de manger mais surtout APRES être allés aux toilettes, on est éberlués en Inde non de la saleté, mais du fait que l’ordure ne soit un problème… que pour toi. Tu es le seul à manifester le désagrément que cause la puanteur (tu es le seul à ne pas t’en accommoder), à détourner le regard des amoncellements de plastiques et d’ordures informes jonchés d’excréments humains et de déjections animales. Nez culturel, regard culturel…

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Comme tout pays en voie de développement, l’Inde surconsomme les contenants (mais n’a pas encore atteint la Chine en la matière), et elle continue de jeter comme s’il s’agissait des feuilles de bananier traditionnellement utilisées et mangées ensuite par les animaux. La grande transition conceptuelle ne s’est pas encore faite pour le tout venant : concevoir la saleté, la considérer comme problématique, et faire un geste pour y remédier à sa petite échelle. L’Inde est donc sale, immensément sale, incurablement sale. Dépotoirs à perte de vue dans les déserts du Rajasthan et amoncellements puants dans les sentiers d’Auroville (oui, même là…) te le rappellent.

Et comme partout ailleurs, l’ordure amène l’ordure, et la décharge à ciel ouvert que sont les côtes de Bombay appelle le plastique enrobant le chocolat que Priya vient de manger, la bouteille que Santosh vient de boire. Et l’on jette sans même regarder où cela atterrit car…

… il y aura toujours quelqu’un pour ramasser.

L’Inde est cet être qui vit debout, avec trois êtres accroupis derrière lui.

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Bombay Haji Ali

Une des splendeurs de l’Inde, c’est son système D. La débrouillardise, le « jugaad » : réutiliser, recycler (j’en avais parlé ICI), revendre au poids, reconsidérer avec ingéniosité ce que d’autres considèrent comme inutilisable. Cela permet à des millions d’Indiens de vivre. Et voici donc ceux qui vivent les mains et les pieds et le nez dans l’immonde. La nuit ils rassemblent et trient les ordures déversées dans les rues par les camions-poubelles de la municipalité, le jour ils font de même dans les bidonvilles spécialisés dans le commerce des détritus.

Ouvre tes narines. Imagine ce que sont les ordures d’une ville de 18 millions d’habitants, en Inde qui plus est, et dans la chaleur torride et moite d’un mois de mai ou les déluges du mois d’août. Imagine tes poubelles triées par ces femmes, ces hommes, ces gamins, tout ce que tu y mets étalé à même le sol. Epluchures, emballages, poussière, cafards morts, couches de bébé, serviettes et tampons usagés, produits avariés. Récupéré, senti, pesé, trié, à mains nues.

L’immonde comme source de vie.

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Ce gamin sur son radeau et ses amis, jeunes garçons ayant à vue de nez de 6 à 12 ans (donc en réalité 8 et 16 ans, compte-tenu de la sous-alimentation et des conditions de vie, de travail et d’hygiène) s’occupent de la baie de Haji Ali, au sud de Bombay. Là trône, blanche et sereine, une mosquée sainte comme un petit Mont Saint-Michel. Elle est entourée d’immondices à marée basse, sous le regard indifférent des milliers de pèlerins. Les recycleurs arpentent les galets et les eaux, confectionnant avec les bouteilles plastique des radeaux pour, poussant leur gaffe de fortune, contourner la digue et l’île et rassembler les détritus qui flottent.

Comprends-moi bien…

Le but n’est pas de nettoyer. Le but n’est pas de sauvegarder la nature, la faune et la flore sous-marines de la baie (qui n’existent plus depuis bien longtemps, même les bactéries n’y survivent pas…). Trier, recycler, composter, n’a rien de bobo en Inde : on ne met pas ses mains dans la merde pour protéger l’environnement.

Le but est de survivre.

C’est tout.

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12 commentaires

  1. Joli billet...
    Le Gange est p-être (très) sale, mais il est pur 🙂
    Après, les ordures qui ne semblent pas déranger les indiens... je pense que tu peux nous faire un joli billet sur une autre pollution : la pollution sonore.
    On (les expat) est les seuls à souffrir de ces chiens qui aboient la nuit, qui ne semblent empêcher dormir que nous, les klaxons et tous ces bruits permanents, qu'on finit par ne plus entendre... parfois...

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    • @ Soma : merci beaucoup !
      Oui, c'est exactement ce que dit Alexandra David-Néel au début du siècle : le Gange est pur, mais les bactéries ne peuvent même plus y vivre 😉
      J'ai déjà écrit beaucoup de billet sur le bruit, hihihi ! Ici par exemple : http://www.chouyosworld.com/2011/07/06/serre-les-dents/
      Non, en fait, selon leurs habitudes (vie à l'étranger notamment), les Indiens deviennent aussi sensibles que nous au bruit : soit ils ne l'expriment pas, soit ils font des procès (une famille a porté plainte à Bombay contre un club de rire installé sous ses fenêtres...) !

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  2. Oui,cela me démoralise à chaque fois,il y a tellement de boulot
    ça me rappelle le jour où j'ai surpris les voisins de mes beaux parents en train de déverser ses ordures dans leur jardin (je n'arrive pas à comprendre cette mentalité!).Mister India qui était déjà bien occidentalisé lui a fait une de ces leçons,ahaha je revois la tronche du mec!!!Sinon on a réussi a faire comprendre l'interet de composter à belle maman qui du coup ,a attiré toutes les vaches du quartier je te raconte pas l'état du potager,mouahahha!
    J'ai vécu la meme histoire que vous ,mais moi c'était dans un dhaba,j'étais furax quand j'ai vu où allait la poubelle en question,hop,dans la rivière!les cours d'eau sont des décharges.A delhi lorsque tu arrives du nord il y a une rivière de mousse.Un metre de mousse à la surface,oui c'est démoralisant,et là meme mon optimisme n'y crois plus...

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    • @ Zaneema : c'est incroyable cette histoire dans le jardin ! Même pour l'Inde je n'en reviens pas, et c'est dire...
      Oui, j'ai pris beaucoup de photos de ces endroits car ce sont des endroits pourtant TRES fréquents et qui n'apparaissent jamais dans les livres sur l'Inde. Il y a une culture du déchet, rien que par le fait qu'ils soient autant recyclés, mais cela confine parfois à la jouissance tellement ceux qui sont pourtant avertis, "éduqués" (études ou vie à l'étranger) à l'environnement se complaisent à jeter n'importe où. Je suis persuadée qu'ils ne le feraient pas aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, mais là ils n'en ont rien à faire : c'est l'Inde ! C'est incroyable...

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    • @ Shaya : oui, absolument ! Et soit c'est en écrasant des déchets, soit c'est en écrasant les autres... rôôôôôô... hihihi... 😉

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  3. Ca me rappelle avoir vu dans le Nord du Madhya Pradesh une villageoise délayer une bouse de vache dans un seau à moitié rempli d'eau pour ensuite étaler à mains nues la mixture sur le sol de sa maison, sans doute afin de la purifier... J’avais lu ce genre de chose mais je ne me m’attendais pas à le voir de mes yeux.

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    • @ Refoyl : oui, j'en ai vu aussi, mais c'était dans le Karnataka, c'est effectivement pour purifier le sol de la maison... et éloigner les moustiques !!! Aucune idée si ça marche réellement, je n'en ai pas enduis mon corps quand j'ai voulu m'en protéger... 😉

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  4. le mélange de bouse de vache a des propriétés anti-septiques. et anti-mustiques et anti-rampants..

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    • @ Ravi-aa : ce sont en tout cas les propriétés qu'on lui prête en Inde. Si elles étaient avérées, je m'étonne de plusieurs choses : qu'aucune autre civilisation n'utilise la bouse de vache pour lesdistes propriétés (alors que les vaches sont présentes partout), qu'aucune industrie pharmaceutique n'en ait tiré de bénéfices alors que c'est une matière première qui ne coûte rien, que ce soit seulement la bouse de vache qui soit concernée (et pas les excréments d'autres animaux qui, pourquoi pas, pourraient aussi être antiseptiques, anti-moustiques et anti-rampants : porcs, chèvres, moutons etc.). M'est avis qu'en réalité il s'agit surtout ici d'une sacralité de la vache qui préexiste et dont on a voulu prouver à quel point cette sacralité était justifiée scientifiquement. Un peu comme l'eau pure et propre du Gange... Il reste en tout cas que si les femmes en Inde passaient leur temps à coudre des moustiquaires plutôt qu'à étaler de la bouse sur les sols de leur maison, il y aurait moins de cas de malaria et de dengue... parce qu'en tout cas, ça, la bouse de vache n'y peut rien...

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