Et au milieu sèchent des nouilles…

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En Chine, tu peux te perdre.

Non pas dans les villes, les rues orientées nord/sud-est/ouest facilitent les choses, non pas dans les transports, l’organisation et la rigidité simplifiant parfois même trop les choses, mais tu peux te perdre à chercher un itinéraire. Tant ils sont nombreux, tant aussi est nécessaire de s’éloigner d’incontournables devenus léchés, surorganisés et factices.

Tu regardes alors une carte, et tu choisis au hasard une région qui n’a rien à faire sur un itinéraire touristique mais qui se prête bien mieux à la découverte du pays. Sans doute arriveras-tu de nuit à la gare, il n’y aura pas de guesthouse de backpackers mais de petits hôtels miteux pour hommes d’affaires ou des auberges pour ouvriers, il n’y aura rien d’écrit en alphabet latin.

Tu auras enfin échappé au tout-est-fait-pour-toi-touriste.

Tu seras enfin en Chine.

Et le lendemain matin, tu grimperas dans un bus local pour aller voir la campagne…

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Rien de bien excitant.

La campagne froide d’un début décembre, drapée des brumes descendues des monts voisins et les agriculteurs qui triment à la main, avec leur herse et leurs buffles dans les champs de terre noire. Il n’y a rien de l’ancien temps ici, et pourtant tout semble figé dans l’avant. L’exode rural massif a vidé les campagnes ? Comme toujours en Chine, ce n’est pas si simple, loin de là…*

Je redemande au chauffeur du bus, aux voyageurs, de m’indiquer l’arrêt le long de la rivière Nanxi. Dans la région auraient été conservés de très beaux villages de l’ère Song. Tu ne t’attends à rien, ce sera peut-être une journée vide comme on en a parfois dans les voyages.

Tu descends du bus, « xiexie nimen, zaijian !« , et tu marches…

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Ces anciens villages attirent sans aucun doute à la belle saison des groupes de visiteurs. Bruyants, guide en tête et casquettes commerciales dessus.

Et tes livres de te dire que les richesses du passé et les traditions villageoises y ont conservées. Tu te méfies : bien souvent, en Chine, en Asie, partout ailleurs, un lieu devenu exemplaire des traditions d’une époque n’est qu’un Disneyland restauré où tout est surchargé « à la manière de » (costumes « de l’époque », nourriture « de l’époque », jeux « de l’époque »…) pour mimer au mieux, singer au pis, un temps totalement révolu dont il ne reste que les pierres.

En un mot, j’avais peur d’un autre Pingyao, d’un hutong refait de neuf, d’un Suzhou perdant son intérêt à force de mise en valeur. D’un de ces dix milles attrape-touristes que la Chine ouverte au monde a recréé pour offrir au monde exactement ce qu’il s’attend à y trouver.

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Mais ici, des murs qui s’effritent, des branchages dans un coin…

Alors tu resserres autour de toi ton châle et tu erres.

Tu devines aux pavés bien joints qu’une vie plus riante à la monnaie trébuchante se déroule ici l’été venu. Mais on est loin des photos sur papier glacé, et en te perdant dans les ruelles du village, d’un autre et d’un autre encore, ton regard s’attache à la mousse qui ronge les tuiles des toits, se perd dans les béances de dragons dont la tête a été emportée par une grêle ou par le temps.

Les saules émiettent leurs feuilles dans l’eau des douves qui entourent les villages.

Il n’y a pas un bruit.

Si rare en Chine.

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Le sentiment est étrange.

Chaque bâtiment et chaque détail disent que ce lieu est à cheval entre une époque révolue et le présent.

Tu croirais presque te trouver dans un de ces romans chinois où les personnages élaborent de longs dialogues devant la lune montée dans le ciel, où les intrigues et les aventures surgissent de chaque pilier de bois soutenant des charpentes sculptées de détails infinitésimaux, peints, dorés… mais de temps à autre, une bannière repeinte récemment, un panneau sculpté il y a peu.

De temps à autre aussi, une silhouette qui s’éloigne au coin de ton champ de vision.

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Tu t’emmitoufles encore plus dans ton châle.

L’humidité des bassins aux fonds mousseux, la brume hivernale, la déambulation solitaire créent une atmosphère fantomatique que l’écarlate d’une lanterne ou un autel surchargé de fleurs ne parviennent pas à réchauffer.

Tu passes de halls en antichambres, de pièces larges dont la fonction t’échappe à d’étroits couloirs courant le long de terrasses sur des plans d’eau.

Tu continues ton exploration.

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Tes livres t’expliquent que les rues s’organisent ici selon les anciennes croyances cosmogoniques, les Huit Diagrammes taoïstes ou 八卦, et qu’à cela s’ajoute la symbolique de l’éducation lettrée. Chaque bassin, chaque muret a un sens : celui-ci est un encrier, celui-là un bâtonnet d’encre. Le village n’est finalement qu’un cabinet de lettré, et les trésors de la calligraphie se retrouvent symbolisés dans l’espace villageois. Pinceau, bâton d’encre, pierre à encre, papier.

Et toujours personne.

Pourtant, si. Un détail…

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Au milieu des ruelles anciennes, au milieu de ce petit village Song qui vivote sans doute d’un tourisme saisonnier, au milieu de ce silence et de ce calme inattendus, sèchent des nouilles de blé.

Des 面條, miantiao, certaines plates, d’autres rondes, rassemblées sur de grands lits de séchage en bambou et baguettes de bois. Sans aucun doute y a-t-il désormais quelques machines là-dessous…

… mais tu te plais à perdre le sens du temps dans ces torsades. Créées par des mains calleuses, des mains vieillies par le soleil et par le froid aux gestes séculaires, qui ont mouillé la farine obtenue du blé moulu, malaxé, remouillé, découpé, tordu, formé, roulé, redécoupé et torsadé enfin les pâtes qui sont le quotidien de la région. Dans ces entrelacs de brindilles de blé, tu vois se dessiner le geste rapide et automatique, les yeux perdus dans le vague sans doute, chaque nouvelle torsade de pâtes venant s’ajouter aux autres dans un bruit mou avant quelques jours plus tard d’être ramassée, désormais sèche.

Façonnées autrement aujourd’hui, elles sont pourtant mises à sécher là, comme depuis des siècles sans doute.

Je me suis perdue dans cette Chine-là.

J’ai perdu le compte des minutes et des heures. Je suis restée, longtemps, dans ce qui m’a semblé être le moment le plus serein et le plus réel de ce voyage, à photographier ces pâtes de blé qui séchaient.

* A ce propos, un article à lire dans Le Monde diplomatique de novembre : http://www.monde-diplomatique.fr/2015/11/BULARD/54104

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5 commentaires

  1. Bonjour,

    J'aime les images que forment vos mots : vous mettez ceux-ci au service de l'impression, de l'émotion et de la curiosité. Ils forment un chemin qu'on se plaît à suivre entre les photos anodines et sensibles, attachées à la réalité et exotiques.

    Vous êtes un merveilleux paradoxe, vous qui aimez la simplicité des lieux inconnus et vous qui jonglez avec les mots de tous les jours pour les rendre précieux. Et vous savez raconter une histoire simple pour la rendre extraordinaire.L'aventure est au détour de chacune de vos phrases. Merci pour ces évocations de voyage, c'est comme ça que je conçois la découverte d'autres mondes ; en dehors des sentiers battus !

    À vous relire très bientôt,

    Philippe

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