Ah… mais oui ! (Carte chinoise du XVIIIè siècle.)
Je me retrouve souvent face à ces élèves à qui tout semble réussir.
Les notes sont bonnes voire excellentes, le cahier bien tenu, le comportement en classe adéquat. Ponctualité, assiduité, tout correspond à ce que l’on attend d’eux dans le cadre scolaire. Et quand les parents viennent au rendez-vous trimestriel m’entendre commenter le bulletin, je me retrouve souvent un peu courte de mots : féliciter et… et puis voilà.
C’est la plaie des parents des élèves qui réussissent : vous avez fait tout ce chemin, vous êtes partis plus tôt du travail, vous avez laissé les plus jeunes à la maison, et le constat est que c’est très bien. Next please ! Ah je tente bien de délayer la sauce : quelques encouragements à continuer comme cela, voire perfectionner les choses [je me suis rendue compte que j’emploie « harmoniser » comme un député LREM les éléments de langage gouvernementaux, à toutes les sauces et sans aucun fond… Honte sur moi !] mais au fond, personne n’est dupe. Ni les parents, ni l’élève, ni moi : l’élève qui réussit, on le félicite et on ne perd pas de temps avec lui.
Négation totale.
J’ai l’an passé subi la nouvelle mouture des inspections de profs. Nous n’avions à ce moment-là absolument aucune précision sur le déroulement : les attentes étaient formulées dans un document-cadre d’une cinquantaine de pages et pour remplir la fiche adjointe aucun modèle sur lequel s’appuyer. J’avais un mois pour me préparer, et j’éprouvais une réelle excitation car je vis ce type de moments (entretien, oral, inspection) comme une occasion de mettre en scène ce que j’ai appris à maîtriser et de perfectionner mes pratiques en échangeant et en étant conseillée. Inspection, entretien avec le chef d’établissement, concertation entre les deux, il y avait cette fois pourtant une inquiétude sourde liée à l’absence d’informations et au contexte dans lequel se passait l’inspection car j’avais toute confiance en l’une des deux parties.
Peu m’ont souhaité bon courage. L’inspection est pourtant un moment très rare dans une carrière de prof, et crucial : moins pour l’avancement que pour la manière dont on le vit. On y peut puiser la reconnaissance symbolique de notre travail pour les années suivantes, une réassurance sur la qualité de ce que nous faisons et des idées sur les perspectives pour nos cours et notre carrière. Mais c’est aussi un moment très appréhendé dans la profession, mal vécu de temps à autre, très violent parfois. Je piaffais donc tout en me faisant des noeuds au cerveau pour savoir quelle séance j’allais présenter, comprendre ce que je devais mettre en avant dans la fiche, anticiper sans le pouvoir le contenu de l’entretien. Sans filet, sans aide puisque j’ai été inspectée la première semaine de ce tout nouveau format.
Cela s’est bien passé. Evidemment. Quelques semaines plus tard, cela s’est également bien passé pour le rapport d’activité et l’oral d’admissibilité à la certification de formatrice, évalués par des inspecteurs, formateurs et chefs d’établissement. Evidemment. Comme avant mon DEA, ma maîtrise, mon diplôme de FLE ou de chinois. Evidemment. Comme chaque session de formation de collègues, passage à risque récurrent, anticipé et vécu sur le fil comme un équilibriste. Evidemment. Et j’espère que cela se passera bien aujourd’hui pour les différentes UE étonnantes de mon Master ou l’admission un rien épique à ladite certification. Mais si je réussis, ce sera « évidemment ». Comme d’habitude, tout roule pour Chouyo de ce côté-là, tu sais pour elle, c’est facile. Parlons d’autre chose, d’autant qu’il faudrait sinon parler de succès, complimenter, et les compliments pourraient conduire à la prétention, à la domination… Alors « C’est très bien, bravo, passons à ce qui fait problème et qui est donc plus important« . Pas de véritable stress au Brevet, pas de grande inquiétude au Bac, pas de grandes discussions sur l’orientation, pas de nuits blanches sur ce que l’on fera. La plaie des bons élèves.
Pour réussir ces épreuves et ces diplômes, je n’ai pas compté mes heures. J’ai fait des choix quand j’étais adolescente et étudiante. J’ai appris à travailler et à lire de manière efficace pour progresser [merci la prépa…], à m’interroger d’abord sur ce que l’on attendra de moi [merci la fac…], à faire des liens entre toutes ces choses [merci aux années de réflexion autour de mes lectures et aux rencontres diverses…]. Le mot essentiel dans tout cela est « progresser » : rien ne résulte d’un talent inné, les fameuses « facilités » ont été nourries et s’entretiennent. Le chinois classique ne va pas d’évidence non plus que la didactique des mathématiques en maternelle. Et je pourrais choisir de m’arrêter, je pourrais malgré tout le travail fourni échouer, je pourrais cesser de me poser des questions, cesser d’aller chercher et vérifier des réponses quand j’ai un doute. J’ai persévéré car j’avais naïvement relié réussite scolaire et reconnaissance. Naïvement car, la contrepartie est que réussir banalise la réussite, et l’absence d’effort apparent oblitère le travail réel derrière.
Il y a un sens, il suffit de le trouver. (Plan d’un quartier d’Edo, 1849-1855.)
Alors j’ai repensé à ces entretiens avec les bons élèves et leurs parents. Il m’appartient de leur redonner ce temps, pour ne pas entériner le fait qu’être un bon élève est inné. Ne surtout pas banaliser et minimiser la réussite mais détailler ce qui l’a permise : le temps passé à être attentif, à anticiper, à persévérer, à lire écrire dessiner ou toute activité demandant l’investissement de soi, à faire des noeuds et des liens. Prendre le temps de dérouler la construction de cette réussite et les choix d’élève qui y président. Reconnaître le travail invisible qui ne se quantifie pas nécessairement en exercices et qui est pourtant un investissement concret et coûteux. Prendre le temps de dire qu’en rien cette réussite n’était courue d’avance.
Rien n’est une formalité, même et peut-être surtout pas pour les bons élèves.
Et à l’heure où j’écris, 5h50 un matin de vacances, je me mets à cette fameuse didactique des mathématiques.
Note : les cartes photographiées dans ce billet sont issues de l’exposition « Le Monde vue d’Asie » du musée Guimet, qui a eu lieu du 16 mai au 10 septembre 2018.