A quoi rêvent les profs ?

Ceci pourrait être un billet politique : raconter ce que souhaiteraient les profs. Ce serait intense avec la bulldozerisation en marche [Argh…] dans différents pans de l’institution : Education prioritaire, maternelle, lycée, programmes et baccalauréat, Brevet et collège à venir… cette liste n’étant malheureusement pas exhaustive. Mais ce serait impossible : il faudrait pour cela parler à la place de centaines de milliers de collègues dont la sensibilité, la compréhension du métier et les idées sont très diverses. D’ailleurs, si vous entendez à la télé ou à la radio, « les profs veulent », méfiez-vous.

En revanche, je pourrais, à force d’échanges avec mes collègues, émettre l’hypothèse que nombre d’enseignants rêveraient de temps long pour s’approprier les réformes imposées, les mettre en oeuvre et en tirer des enseignements : plusieurs années, dix ans au moins. Une réforme dans ce métier, ce n’est pas juste toi qui mets en place une nouvelle modalité de travail, mais bien toi + 30 élèves en face x le nombre de classes que tu as (entre 4 et 18 !). En comprendre la lettre et l’esprit, en tester concrètement les tenants et les aboutissants, en analyser les résultats plusieurs fois et pouvoir échanger avec les collègues sur les bienfaits ou non des nouvelles modalités. Mais de temps point car la course à l’échalote est de rigueur au MEN depuis le début de ce nouveau siècle avec chaque année ou presque sa réforme bien évidemment toujours anticipée et évaluée…

Il est possible que certains enseignants rêvent que les personnes publiques cessent de parler de leur métier à leur place, surtout quand ils n’ont jamais mis les pieds de manière régulière et continue dans une salle de classe ; sans doute certains rêvent-ils d’une communication moins infantilisante, comme des gamins écervelés auxquels on adresse de la compol-vidéo et de jolies infographies colorées ; certains enfin rêvent peut-être d’une institution qui assumerait clairement ses objectifs, à savoir faire des économies à tout crin, sans s’échiner à leur faire prendre des vessies pour des lanternes, vessies che sappelorio « la réduction des inégalités et l’intérêt des élèves ».

Utopistes, va !

Mais ce qui m’intéresse ce sont les véritables rêves des profs. Ceux qu’ils font la nuit, qui ne sont ni des cauchemars ni des évasions oniriques. Ces songes visqueux, mous, qui s’insinuent dans ton sommeil et laisse une saveur âcre quand la nuit finit. Ces rêves qui reviennent, cycliques, au mois d’août…

Il y a le labyrinthe. Celui de salles qui prolifèrent à mesure que tu parcours à grandes enjambées le couloir sans parvenir à trouver la bonne porte. L’allée se déroule, tourne, s’ouvre sur de nouveaux corridors, sur des centaines de portes sans numéro. Tu ne connais pas l’établissement mais tu dois trouver ta porte, tu sens les élèves piaffer d’impatience derrière toi. Et c’est bien la réalité de ce métier que d’être lancé sans plan ni boussole dans un dédale d’exigences et de subtilités humaines. C’est bien la réalité de ce métier que de faire des choix responsables parmi de multiples injonctions parfois contradictoires entre elles, sans aide ou regard encourageant. Seulement les élèves qui, au bout de trois couloirs et deux escaliers, sentant ta détresse, te disent : « On va la trouver la salle, Madame, et au pis on peut faire cours ici, par terre dans le couloir« .

Chaque année, une phrase donne le signal. Mi-août il y a quelques années, désormais plutôt début août, parmi tous les enseignants que je lis quasi au jour le jour arrive le fatidique : « J’ai fait un de ces rêves ! Il y avait les élèves et je n’arrivais pas à…« .

Les fameux rêves visqueux. Les rêves de rentrée.

Un premier collègue est touché, une salve onirique atteint d’autres, et la vague se répand. Je pensais naïvement être la seule, et j’ai découvert que nous étions légion. Je me suis même interrogée l’an dernier : existe-t-il des études sur cette activité onirique des enseignants ? Et une autre profession est-elle touchée par la même cyclicité ?

A lire et écouter mes collègues, à me rappeler mes propres rêves, ces derniers sont serrés, détaillés, corsetés, précis. Dérangeants parce qu’ils impliquent le milieu professionnel, quelque chose avec du public (élèves, collègues, parents, chef…) et un blocage inepte. Je dois absolument / mais ça, c’est absurde ?!? / je suis observé·e [mon premier point médian sur ce blog : ON APPLAUDIT A TOUT ROMPRE !!!]. Ou comment résumer un métier.

Le rêve, c’est le conflit de valeurs, de loyauté, que l’on n’a pu résoudre. Cette tension permanente chez l’enseignant entre ce qui dépend de soi (savoir à quoi l’on veut aboutir dans ce cours, ce que les élèves doivent avoir compris, disposer des supports pour les faire travailler) et ce qui n’en dépend pas (le lieu, le moment, l’ambiance entre élèves, mais aussi la chaleur/le froid dans la salle, la lumière qui fonctionne, l’ordinateur et la connexion, la porte qui ne ferme pas ou, d’ailleurs, qui n’ouvre pas, les passages répétés de la Vie scolaire/du chef d’établissement/de collègues…). Ce sur quoi l’on a aucune prise et qui peut faire capoter la meilleure anticipation et la plus fine préparation.

Et ici s’engouffre toute l’imagination fertile dont nous faisons preuve, tous ces risques de potentiels blocages, dérapages et humiliations : cela peut advenir sans avoir aucune chance d’arriver. Mais, comme je le dis souvent, avec l’Education nationale mieux vaut se préparer…

L’emploi du temps. Et les salles qui vont avec. Le rêve t’empêche de voir le détail mais la feuille de papier entre tes mains frémit d’angoisse, ton coeur se serre et ton cerveau cogite à toute vitesse : « Comment je vais faire là pour…« . Le rêve est flou, duveteux, mais tu sais qu’ici se lovent 35 Secondes un jeudi soir après 2h d’EPS, ou le cours après M. Untel toujours en retard et qui déborde, qui déborde, qui déborde sur une sonnerie qui n’est plus qu’un lointain souvenir. Tu sens l’odeur de nourriture à midi moins le quart monter dans ta salle qui donne au-dessus du réfectoire et les élèves de s’ébrouer. Tu entends les sifflets, cris et invectives d’une séance de basketball dans la cour pendant une évaluation. Le nombre de chaises, que tu comptes et recomptes dans ton rêve, alors que tu sais pertinemment qu’il est, a été et sera toujours inférieur au nombre d’élèves malgré tes demandes. Des fenêtres qui n’ouvrent pas, par temps caniculaire, des fenêtres qui ne ferment pas, par temps polaire.

C’est revenu te hanter. Finalement, est-ce un rêve ou la réalité ?* Ces rêves de profs en disent long, sur nous, nos angoisses et les blocages que nous ne sommes pas encore parvenus à dépasser, qui en disent long sur les violences d’un système devenu parfois absurde. Sont-ils finalement si inutiles, ces rêves de lutte pataude, de lutte contre soi, contre les autres, contre l’institution, pour bien faire son travail ?

Les interruptions. Tu n’arrives pas à parler. Cela bloque dans ta bouche, dans ta gorge, la porte à chaque fois que tu parviens à articuler s’ouvre à la volée. Il faut distribuer une convocation, donner un papier à tel élève non-cela-ne-pouvait-pas-attendre. Les yeux sont rivés sur toi à la reprise mais tu ne sais plus où tu en étais, tu ne sais plus pourquoi tu es là, et tu ressens un grand et profond épuisement. C’est humiliant, car tout a l’air plus important et pourtant à l’origine c’est ton cours, à cette heure, qui est légitime. Mais dans ton rêve la porte continue de s’ouvrir à toute volée, la masse des mots d’être empêchée dans ta bouche. Le rêve pâteux où tu ressens toute l’énergie contenue dans ton ventre se transformer en frustration et colère. Au réveil, je repense à ces cours et à la cohérence intellectuelle interrompue, littéralement anéantie. Deux distributions de convocation d’affilée en pleine explication sur le conflit israélo-palestinien, une annonce pour le carnaval annuel en plein travail sur Treblinka. Qu’y puis-je. Et pourtant.

*****

Qu’en sera-t-il à la fin de cet été, alors que les tensions sociales, politiques, et enseignantes sont au plus vif… Qu’en sera-t-il des rêves de rentrée des profs qui, dubitatifs quant à la réforme du lycée ou peut-être tout autre chose, furent qualifiés un jour par leur propre ministre de « ventilateurs à angoisses » (Jean-Michel Blanquer, JDD, dimanche 3 février 2019) ? désignés par la vindicte populaire comme « preneurs d’otages » pour une grève de retour (différé donc) de copies de bac ? Qu’en sera-t-il de leurs rêves à ceux qui ont passé leur été à préparer des cours correspondant à des programmes gargantuesques compilés et publiés à la va-vite avec comme horizon un nouveau bac encore fort mal ficelé et une orientation post-bac qui a encore bien trop de ratés… Quels seront leurs rêves, à ceux à propos desquels on insinue en « posant » la question des vacances scolaires [et on sait avec ce gouvernement comme les précédents que poser une question, c’est refuser la négociation et imposer] qu’ils en ont trop [#FEIGNASSES], à ceux sous le nez desquels on promeut des écoles privées aux fondements douteux quand ce n’est pas carrément problématiques, à ceux qui voient leurs collègues contractuels être malmenés et précarisés.

La fin du mois d’août arrivera avec son cortège d’impatience et d’angoisses. On se concentre, on travaille, on se blinde contre les conflits non soldés, les failles restées béantes, les nouvelles exigences sans moyens adéquats. Nous, Don Quichotte armés de scotch et de contreplaqué.

La rentrée approchera avec son cortège de rêves visqueux, car elle promet de n’être pas tendre.

Alors rêvez, chers collègues. Rêvez. Tout au long de ce mois d’août, expulsez par des labyrinthes, des tsunami, des tours fantomatiques, des rues sans fin, des trains ratés, des conférences humiliantes, toute la frustration et les déceptions qui n’ont pas manqué de s’accumuler cette année. Larguez dans vos rêves toute la colère qu’a provoqué tonton Bidule en jouissant de s’entendre dire pour la quinzième fois, devant tous vos proches, que « les profs, y foutent rien, y sont toujours en vacances » ou l’éditorialiste Trucmuche éructant sur un plateau télé sans rencontrer aucune contestation que « les profs devraient ceci, et devraient cela ». Rêvez et racontez, expulsez. Ces songes prouvent que nous sommes les premiers à vouloir un milieu professionnel apaisé, mais qu’être infantilisés et empêchés de pouvoir accomplir ce pour quoi nous sommes compétents et ce dont nous avons la responsabilité ne peut y contribuer.

Maintenant, ce qu’il serait intéressant de creuser, c’est si au ministère, on rêve de ventilateurs à angoisse électriques

* Ceci est un hommage musical…

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3 commentaires

  1. Hello Chouyo,
    Merci pour ce témoignage !
    Ca fait un moment que je te suis maintenant, et je me disais... Que c'était dommage qu'il n'y ait pas de bouton pour partager sur facebook !

    HIIIIIIIIIIIII !!!(0)Boah...(0)
  2. Ah ces rêves de pré-rentrée je les connais bien, mais ce qui m'angoisse cet été c'est qu'ils ont déjà commencé à hanter mes nuits, c'est un peu tôt je trouve.
    Tes injonctions à la fin de ton article m'interpellent beaucoup. Cela fait longtemps que j'ambitionne de tenir un journal, ou un blog qui sait, sur ma vie de prof... je suis toujours pleine d'envies pendant les vacances, mais le rythme de la rentrée a tôt fait de faire envoler mes projets par manque de temps... y arriverai-je cette année ! Merci quoiqu'il en soit pour ces réflexions pleines de justesse.

    HIIIIIIIIIIIII !!!(0)Boah...(0)
  3. J'ai découvert les rêves-de-prof via ce blog https://revedeleda.tumblr.com et n'avais jamais pensé à cet éclairage... Courage pour ces batailles nocturnes et leurs contreparties diurnes !

    HIIIIIIIIIIIII !!!(0)Boah...(0)

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