Relire « Sa Majesté des Mouches »

On devrait relire certains livres 30 ans après.

William Golding, Sa Majesté des Mouches, 1954.

J’avais gardé un souvenir flou de Sa Majesté des Mouches : les aventures étrangement lentes, rocailleuses ou moites, de ces garçons isolés sur une île après un accident d’avion. Je me souvenais des longues descriptions d’une nature indifférente dont le pendant étaient les longues palabres sans résolution, interrompues ça et là par les giclées de sang des cochons sauvages dont un dialogue exalté avec la tête de truie grimaçante fichée sur un pieu, Sa Majesté elle-même, était le dérangeant point culminant.

Un livre lent donc, dans mon souvenir d’enfant, aux antipodes du livre d’aventures auquel je m’attendais : cela tournicotait beaucoup, et je n’avais pas saisi le sens à l’époque de ces atermoiements. Un livre excluant aussi : un monde peuplé uniquement de garçons dans lequel les éléments féminins étaient invisibles, lointains et caricaturaux, les « Maman » murmurés parfois par les plus petits, les aphorismes sentencieux de la tante (désexuée donc) de Piggy et finalement, la truie qu’il va falloir tuer avec jubilation. On était dans un monde d’hommes-qui-devaient-se-comporter-comme-des-hommes. Des concours de volume, qui a la plus grosse voix dans la conque, des concours de monopole de la violence, qui ira le plus loin pour marquer son territoire. Toutes choses dont, enfant, je ne pouvais que me sentir coupée.

De fait, en lisant ce livre, je n’ai éprouvé aucune compassion à l’égard de ces jeunes gens perdus sur leur île, amenés à se faire face : ils m’étaient en tous points étrangers puisque c’était exactement le type d’enfants dont je m’éloignais déjà dans la réalité. Brailleurs, gros bras, populaires. Je m’étais immédiatement assimilée à Piggy, l’intello balourd qui-sait-les-mots-compliqués mais qui ennuie, que l’on n’aime pas. Ou bien plutôt, dont on estimera la valeur quand il aura disparu…

Les scènes de violence physique, de plus en plus rapprochées, de plus en plus cathartiques, apparaissaient dans mon souvenir attendues, évidentes. Celles de violence psychologique entre ces garçons, moqueries et rabaissements, je les avais éludées. Mais les scènes de cruauté pure, je les avais totalement oblitérées : j’avais parfaitement joué le rôle de miroir des enfants du livre, la négation de l’enfant qui disparaît discrètement lors de l’incendie liminaire comme l’avaient nié la plupart des enfants de l’île. Et c’est pour la lectrice adulte que la tâche-de-vin de sa joue, réapparue ponctuellement dans la mémoire de Ralph ou de Piggy, a assumé pleinement toute sa violence, l’auteur pointant avec cruauté notre oubli de cet enfant brûlé vif.

Adulte, toujours peu de compassion en lisant le livre. Mais parce que c’est exactement là où William Golding veut nous mener. Les détails personnels sont rares, les circonstances mêmes de l’accident d’avion tues. Ce qui compte, c’est une suite de faits qui dressent un impitoyable portrait de l’être humain mais de l’adulte surtout.

La nécessité du rite, palabres à la conque, rondes initiatiques et chasse au cochon. La nécessité de la domination, qui est le chef et que m’autorise mon pouvoir. La nécessité du groupe, quoi qu’il en coûte. Le lecteur adulte ne découvre pas la violence dont sont capables les hommes, jeunes ou non, mais il peut constater à quel point ces enfants ont bien intégré et reproduit une éducation parentale et scolaire faite de hiérarchie, de dominations, de violences symboliques et physiques. A quel point ils sont très rapidement capable d’accepter des règles qui, vues de loin, sont inacceptables. L’utopie de l’île paradisiaque dévoile la dystopie fondamentale qui sous-tend notre civilisation.

Les mots tus, les non-dits règnent en maître sur cette île. Le harcèlement et la minimisation de sa portée aussi. Ignorer l’autre, rire de ses souffrances, ridiculiser ses peurs… Choses que l’on fait au quotidien, si l’on observe bien. Tout cela, enfant lectrice que j’étais, avait laissé un tel goût étrange que j’ai évité de relire ce livre (chose assez rare, car j’ai beaucoup relu dans mon enfance). Ressentir à nouveau le mépris pour la tristesse, le discrédit moqueur de la peur, la mise à l’écart du seul enfant témoignant d’une volonté protectrice des autres et non de l’instauration de son pouvoir, c’était insupportable pour moi.

Et 30 ans plus tard, quelle n’est pas ma surprise en découvrant que ma mémoire avait totalement effacé un élément. La dernière page, la dernière scène, la dernière violence flamboyante, celle qui clôt et explique tout. Trop insupportable sans doute.

L’officier de marine, dans son costume éclatant, qui organise le sauvetage des enfants questionne Ralph dès qu’il parvient sur la plage, et très rapidement, une nouvelle violence se met en place. Cet adulte infantilise (« Vous jouiez à la guerre ?« , « Y a-t-il des adultes… des grandes personnes avec vous ?« ), il juge et recadre (« le gosse avait besoin d’un bain, d’une coupe de cheveux, d’un mouchoir« ), et il reformule pour éluder le plus vite possible (« Oui, je comprends. La belle aventure. Les Robinsons…« ). Et face à Ralph, agenouillé, qui éclate en sanglots de détresse et d’épuisement, l’auteur campe en une dernière phrase le déni adulte dans toute sa splendeur. L’officier bien qu’ému « se détourna pour donner aux enfants le temps de se ressaisir et attendit, le regard fixé sur le cuirassé aux lignes sobres, immobile au loin« .

L’ultime violence, bien au-delà des précédentes. Je l’avais soigneusement oubliée. Ralph croyait retrouver les lois et les règles, la protection du monde des adultes, mais il retrouve la solitude abyssale de celui à qui l’on offre silence et gêne quand il demande d’être protégé et compris.

L’adulte évite et attend. Détourne le regard.

« Cela passera« .

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