Il est courant, à propos de l’École, d’évoquer les professeurs ayant marqué notre scolarité.
Le « maître » ou la prof qui nous a fait comprendre la division avec ce qui nous a semblé un tour de passe-passe magistral, qui nous a recadré sans ménagement, que l’on adorait ou qui nous terrorisait. C’est même un marronnier de l’interview de célébrité à l’approche de la rentrée : « Et à l’école, quel professeur vous a marqué ? Quel professeur voudriez-vous remercier aujourd’hui ? » . Manière comme une autre de redorer à peu de frais le blason bien écorné des profs, et de laisser l’invité conclure par « Sans lui/elle, je ne serais pas qui je suis aujourd’hui » [Petite larmichette bienvenue.]
Pour moi, quelques figures de professeurs émergent parmi une flopée qui ne m’a pas du tout marquée, non parce que moins « bons » [qu’est-ce qu’un bon professeur… Vaste question, et ce n’est pas nécessairement celui/celle dont on a retenu le nom 30 ans plus tard !] mais parce que moins « saillants » l’année où je les ai eus peut-être. Ce sont les aspérités qui surnagent, les limbes engloutissant les autres.
Et quelles aspérités ! Les gypaètes barbus de José Maria de Heredia qui auréolent une professeure de français de 5ème. La sempiternelle blouse grise d’un professeur de maths, les gestes sans équivoque d’une professeure de lettres classiques reprenant les astuces décrites par Ovide dans L’art d’aimer face à un groupe ricanant de Secondes, et surtout l’Exemple Utile A Tout : la phrase que répétait régulièrement ce prof d’histoire-géographie pour expliquer ce qu’il faut [au choix : dire, ne pas dire, représenter sur un croquis, ne pas représenter sur un croquis etc.]. La fameuse « culture de la betterave rouge au Zimbabwe oriental ». Je vous promets. Mais je me garderais bien de me moquer : mon Exemple Utile A Tout en cours étant le Dragibus et la Fraise Tagada, sollicités de mille et une manières. Surtout si c’est incongru.
Les profs de prépa et à l’université laissent à la fois moins de souvenirs, et plus. J’ai peu croisé et échangé avec les seconds jusqu’à la spécialisation, j’évitais les premiers par sentiment de ne pas être légitime [provinciale, socialement décalée et pas du tout au fait des codes prévalant en prépa entre les profs et leurs élèves], jusqu’à des relations bien plus proches à partir du moment où certains profs encadrent notre travail. Les enjeux sont différents, les affinités se disent, et l’on est adulte surtout : c’est une relation d’étudiant, et non d’élève, à professeur. Cela n’a plus rien à voir.
Mais aujourd’hui…
… je suis de l’autre côté du bureau.
OUI !!! Je suis celle qui fait l’appel (j’essaie d’y penser), vérifie les devoirs (mensonge éhonté vu que je n’en donne presque pas) et rends des copies (quand j’ai pensé à demander aux élèves de me faire penser à les distribuer) !
Et si mes profs m’ont sans aucun doute transmis une idée de sécurité liée à la classe et à l’école, si les pratiques de certains me reviennent parfois comme des boomerangs glacés du passé (des copies classées de la meilleure à la pire avant distribution, un « Non notable » posé avec mépris sur le bureau, des questions et de l’enthousiasme balayés d’une main agacée), rien ne m’apparaît comme un legs : je ne suis pas devenue prof parce qu’un·e prof·e m’avait révélé la Voie ou m’avait illuminée.
La prof que je suis devenue et que je continue à devenir, je le dois à mes élèves.
Alors, tout comme je leur ai dédié mon livre, il est temps de remercier mes élèves (présents, absents ou dans les couloirs entre l’infirmerie et les toilettes).
Merci à ma toute première classe comme stagiaire, aux élèves extrêmement enjoués dans une classe suffisamment homogène pour me permettre de faire mes tous premiers pas sans encombre. Mais merci aussi à ma 4ème maudite l’année suivante*, détonateur à tous points de vue, l’occasion de prendre conscience du bourbier dans lequel je mettais les pieds et d’à quel point les élèves n’en étaient aucunement responsables [et ne le sont toujours pas : rendons à l’Education nationale ce qui n’appartient qu’à l’Education nationale]. Merci à chacun de mes élèves au retour d’Inde, notamment à ce qu’il me semble encore être un bon millier de Secondes [ou 4 classes de 35] qui m’ont permis de découvrir la franche rigolade que peut être ce métier quand on « fait avec », que l’on s’affranchit de certaines injonctions parce que l’on ne nous donne pas les moyens de les appliquer, pour se préoccuper d’abord de qui l’on a face à soi. Elèves de cité et de pavillons mêlés, d’ici et de partout, bavards et intéressés, mornes et apathiques, les Secondes donc. Et le plaisir extrême d’être en scène face à eux et avec eux.
Merci à mes centaines d’élèves de Garges-lès-Gonesse à qui j’ai tant aimé enseigner, qui m’ont supportée et soutenue tout à la fois, épuisée par les transports, usée par le bruit et la fatigue, agacée parce que l’on souhaiterait plus et mieux. Ces élèves m’ont testée, questionnée, contestée, défiée, ulcérée : ils m’ont obligée à grandir et à changer, à questionner ce qui fait la relation d’enseignement, à bouger les lignes et à m’autoriser à faire ce que je sentais être juste et souhaitable pour eux comme pour moi. Ces élèves m’ont en retour témoigné un soutien et une confiance dont je reste encore impressionnée aujourd’hui. Je me suis régalée à imaginer de nouvelles activités, et je me suis en retour nourrie de leurs remarques et de leurs idées. Ils étaient avides d’avancer, de savoir et de comprendre, comme je l’étais. Impossible de se reposer sur ses lauriers dans ces cas-là, impossible de croire que tout est évident et joué d’avance. Ces élèves m’ont fait comprendre à quel point mon style d’enseignement se gorge d’un souffle dynamique. Une classe ne peut être un lieu où l’on s’ennuie : pas pour eux, et encore moins pour moi.
Et il y a les élèves de mon nouvel établissement. Une année après avoir plongé dans ce nouvel univers, encore bien plus hétérogène qu’auparavant, avec des problématiques communes et d’autres bien différentes, je veux les remercier pour leur accueil : la phase de test a été rapidement évacuée tout comme les rapports de pouvoir, et je vous remercie de m’avoir fait confiance si rapidement. D’avoir écouté, d’avoir accéléré quand il a fallu, d’être venus avec mille idées quand nécessaire, d’avoir accepté de changer des habitudes bien installées, d’avoir accepté de me suivre par monts et par vaux. D’avoir fait vôtres certaines licornes passant par là, ou quelques plantes amenées dans la salle [que les 4èmes ont d’eux-mêmes prénommées Marxisme et Libéralisme… je n’y suis pour rien, c’est la faute des programmes !]. J’ai compris grâce à vous à quel point cette confiance mutuelle m’était nécessaire au quotidien, et je trouve plus d’apaisement en cours qu’en allant en salle des profs.
Parmi ces nouveaux élèves, quelques-uns occuperont toujours une place à part. Ce sont mes Révélateurs. A leur rencontre, tout un ensemble de gestes et d’attitudes m’est venu spontanément. Après les deux ou trois premières semaines de l’année peut-être, il y avait un lien et nous savions comment fonctionner. Après quelques mois, il y avait des parents éberlués et des yeux mouillés.
Bourré d’énergie ? Bourrée d’énergie. Prêt à exploser ? Prête à exploser. Paniqué par ses émotions ? Paniquée par mes émotions. Hors de soi face à une injustice ? Hors de moi face à une injustice. Surexcité ? Surexcitée. Impatient à gêner ? Impatiente à gêner. Décalé·e. Gênant·e. Le miroir a joué sans que je m’en rende compte avec ces élèves à la réputation déjà cadenassée. Quand tu as besoin, tu peux aller te déstresser au fond de la classe. Comme tous mes élèves. Comme moi. Tu as le droit de dessiner pendant mon cours. Comme tous mes élèves. Comme moi. Tu as douze mille choses à dire, je laisse Untel et Untel prendre la parole avant mais la main posée sur ta table te dit que je ne t’ai pas oublié. Comme pour tous mes élèves. Tu es différent. Comme tous mes élèves. Comme moi. Comme moi.
Si ces élèves m’ont permis de clarifier certaines de mes positions éthiques par rapport à des collègues et à l’institution, leur personnalité m’a éclairée sur moi non plus en tant que prof, mais en tant qu’ancienne élève, étudiante et désormais adulte.
Alors oui, ce sont bien mes élèves qui font la prof que je suis.
Et chacun d’eux mériterait un billet de blog.
Chacun.
* Pour faire plus ample connaissance avec ces « 4ème maudits », direction le premier chapitre de mon livre…