Elle s’appelle Meryem, elle a 14 ans et vient d’entrer en 3ème.
Elle fait partie de ces élèves que l’on repère immédiatement : organisée, efficace, elle a déjà ouvert son cahier à la dernière page écrite et sorti sa trousse avant que tous les élèves ne soient entrés dans la salle. Elle attend en silence. Elle a ce regard serein et concentré des élèves qui savent parfaitement comment un cours se déroule, ce que le professeur va proposer, ce que l’on attend de la classe et, surtout, ce que l’on attend d’elle.
Elle maîtrise parfaitement ce que l’on appelle trompeusement les codes scolaires, qui sont autant de codes sociaux attendus dans une école façonnée par et pour une classe sociale bourgeoise blanche et satisfaite dans sa grande mansuétude de sa propre ouverture d’esprit. Meryem ne fait pas partie de cette catégorie, mais elle a parfaitement intégré ces codes et elle joue le jeu à merveille. Il m’a suffit de deux ou trois heures de cours pour le voir.
Elle est ponctuelle, souriante, polie, organisée, sage ; elle fait ses devoirs et les rend dans les délais sur des copies propres où le titre est souligné en rouge et le sujet recopié ; elle participe très exactement « ce qu’il faut » sans monopoliser la parole et sans être trop éteinte. Elle ne gêne aucunement car elle a pris la forme exacte que le cher Eric Ciotti appelle de ses vœux comme objectif fondamental de l’école pour former des flans et des tartes dont on ne saurait spontanément désigner un chef de file…
Nous sommes en début d’année, et le programme de 3ème qui nous amène à travailler sur la Première Guerre mondiale est l’occasion d’évoquer le génocide des Arméniens. Le cours se déroule, documents questionnements travaux divers, et quand vient la conclusion de cette partie, Meryem lève la main. D’une manière incertaine, hésitante.
– Meryem, oui ?
– Madame… j’ai une question.
Sa voix est bien plus ténue qu’à l’ordinaire, et elle se mordille les lèvres.
– Ouiiiiiii ? Je tâche d’imiter le sourire du chat du Cheshire avec un minois avenant.
– Mais… je ne veux pas que vous le preniez mal…
Je suis interloquée. Je la rassure mais il est vrai que l’on se connaît très peu : c’est la première fois que j’ai cette élève et qu’elle m’a comme professeure, et si j’ai essayé depuis la rentrée de montrer que toute question même difficile est acceptée, les contestations aussi, et que les sujets restés en suspens ne sont pas escamotés mais évoqués à nouveau au cours suivant, elle reste inquiète. Quelque chose la taraude, elle a besoin d’en avoir le coeur net mais… elle a peur. Clairement. Elle a peur non pas de moi en tant que personne, mais de moi professeure de l’Ecole républicaine de l’après-2015.
Nous sommes 2 ans après les attentats.
Le reste de la classe se tient coi : pour que Meryem hésite autant, c’est qu’il se passe quelque chose.
– Alors voilà Madame… mais vraiment, je ne veux pas que vous le preniez contre vous, hein ? Elle me supplie.
– Ne t’inquiète pas. Vas-y.
– Vous voyez… ma famille est turque.
– D’accord. Je l’invite d’un hochement de tête à continuer. Je pense savoir ce qui se joue ici.
– Et en fait, j’ai parlé du génocide des Arméniens à la maison, et mon père et mes frères, mais Madame vous me promettez que vous ne le prenez pas mal hein ?!? … … et bien ils m’ont dit que ça ne s’était pas passé comme ça, et que ce n’était pas ça l’histoire… Et de s’empresser : Mais moi, je vous crois hein ! Vraiment ! Mais c’est juste que, voilà, ils m’ont dit ça, et…
Je vois le débat intérieur se dérouler dans ses yeux, sur ses lèvres qu’elle mordille et pince. J’en ai mal au ventre pour elle, un sale goût amer dans la bouche. Voilà où l’on en est. Je lui souris doucement, pose sur elle le regard le plus apaisant dont je suis capable et la remercie d’avoir osé poser cette question malgré la difficulté que je comprends.
L’objet ici n’est pas de te raconter comment j’y ai répondu. C’est exactement le cœur du métier en histoire-géographie, l’écriture et la réécriture de l’histoire, les récits nationaux et les émotions nationales, et les sources, les preuves, les incertitudes et la prudence. L’objet, c’est cette excellente élève de 14 ans qui balbutie de peur face à ses conflits de loyauté : sa famille, l’Ecole, mais surtout le Vrai et le méprisable et destructeur et arbitraire Ce-qui-pourrait-être-mal-compris.
Car en deux années depuis les attentats, Meryem a totalement intégré que, sur certains sujets, son questionnement n’est pas aussi légitime que celui d’autres élèves. Et que sa parole peut être empoignée et passée au crible de tous les soupçons, parce qu’elle est elle.
Une jeune fille de famille turque dans une banlieue au nord de Paris.
Depuis l’école, on lui a bourré le crâne qu’une « véritable » citoyenne doit faire preuve d’esprit critique et questionner ce qu’elle lit, entend et regarde. Mais elle n’est plus dupe : elle a compris que cela peut pour elle être passible d’accusations, ses interrogations retournées contre elle et, c’est ce qui la terrifie !, contre sa famille dont elle m’a évoqué les propos.
Alors, éminemment consciente de cela, elle y a mis toutes les formes, à sa question. Elle l’a affublée de mille précautions, a été à deux doigts de se censurer et de garder peut-être durant des semaines ou à jamais, cette question des plus légitimes : « On m’a dit que… vous nous dites que… : comment m’y retrouver ? ».
Si jeune, Meryem a parfaitement intégré que confronter les sources n’est pas aussi acceptable pour elle que pour d’autres. Il y a, pour elle, des sujets minés, des « territoires perdus » que l’on interroge à ses risques et périls parce que certains fondements-à-vâleur-fondamentale semblent si fragiles qu’ils ne supporteraient pas le questionnement d’adolescents.
Meryem a peur. D’être prise pour qui elle n’est pas. Et que l’on fasse de sa question la preuve éclatante de sa trahison fondamentale, celle d’avoir un visage un nom une culture un accent qui la positionne par principe ailleurs. Autre, et loin.
Meryem a 14 ans, et elle a intégré l’autocensure.
Elle sait que, pour sa sécurité, elle doit réfréner sa spontanéité, sa curiosité et, même, cette impertinence dont on sait parfaitement qu’au « Pays des Lumières » elle est à géométrie variable, vantée ou pourchassée selon qu’on soit puissant ou misérable, selon son rang son origine son sexe et sa couleur de peau.
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Pendant ce temps, un ministre en charge, bien installé, avance publiquement et à grand renfort de soutien médiatique, des chiffres de contamination chez les élèves en décalage total avec la réalité des chiffres rapportés par les ARS : dans certaines régions, l’écart est de 1 à 20 chez les élèves. Ce choix d’escamoter a des conséquences sur les élèves, les familles et les adultes travaillant en établissement scolaire, et c’est le produit soit d’une incompétence, soit d’un mensonge, soit d’un désintérêt concrètement dangereux : vous pouvez lire.
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Je m’interroge.
Qui dans tout cela aura le plus contribué à la détérioration du débat républicain ? qui aura le plus contribué à la méfiance envers l’information ? qui aura le plus contribué aux théories du complot ?
La réponse est compliquée. Soit on lui dit "confiance en l'école", en lui laissant le risque de croiser un jour le chemin d'un prof à l'âme de collabo embauché par l'EN. Soit on lui confirme qu'il faut s'auto-censurer. Que faire ?
Merci.
""""Elle est ponctuelle, souriante, polie, organisée, sage ; elle fait ses devoirs et les rend dans les délais sur des copies propres où le titre est souligné en rouge et le sujet recopié ; elle participe très exactement « ce qu’il faut » sans monopoliser la parole et sans être trop éteinte"""""""Elle maîtrise parfaitement ce que l’on appelle trompeusement les codes scolaires, qui sont autant de codes sociaux attendus dans une école façonnée par et pour une classe sociale bourgeoise blanche et satisfaite dans sa grande mansuétude de sa propre ouverture d’esprit""""""
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heureusement que j'ai QUE ce genre d'elève dans ma classe et pas des sauvages...quand je lis votre prose, je suis content que ces codes que vous vilipendez soit la norme dans mon établissement (public)...
heureusement que j'ai fait qu'une année en REP car sinon je votais FN....
PUTAIN, c 'est à cause de "" collègue ""comme vous que notre métier se fait saloper..
la gerbe
Vous êtes bien sûr que vous êtes prof ?
Le contenu de votre message semble démontrer l'inverse.
Sans parler du "putain" qui l'agrémente.
À quand le prochain billet ?
J'espère que ça va.
tv4h45