Tom vs Huckleberry

Voici deux livres à destination des enfants et adolescents que j’ai lus adulte. Et, tout bien réfléchi, je ne suis plus très sûre qu’ils soient à destination de ce public…

Tout d’abord, comme je suis bien de la génération de la lose, tout l’univers télévisuel qui va avec les noms Tom Sawyer et Huckleberry Finn est venu se coller à moi avant même d’avoir dépassé la couverture… D’ailleurs, si j’entonne « Tom Sawyeeeeeer, c’est…  » , tu enchaînes sans aucun doute sur la suite de ce générique, fort galvanisant quoique un peu pot-de-colle [Ne me remercie pas, tu l’as pour la journée : tes collègues, ton chat et ton ficus te jugent très fort].

Tom Sawyer était resté pour moi l’archétype de l’enfant facétieux, joueur, se désintéressant de l’école et prêt à toutes les cavalcades pour aller pêcher dans le fleuve, ramper sous une maison à la recherche d’un trésor ou attraper des pommes dans le jardin du voisin. Un enfant sermonné voire fouetté régulièrement par sa tante Polly et son professeur… J’ai revu quelques extraits du dessin animé, et en effet c’est à peu près l’idée.

SAUF QUE.

Les personnages campés par Mark Twain dans les deux romans n’ont presque rien à voir. Je ne m’attendais donc pas, en commençant à lire, à prendre Tom Sawyer de plus en plus en grippe et à le trouver à ce point détestable. Non plus qu’à avoir envie de tout détruire de colère en écoutant les débats intérieurs de Huck Finn. [Mention obligatoire : la lecture de Mark Twain accroît votre rythme cardiaque de manière démesurée, prenez bien vos cachets avant…]

Tom vit bien les aventures dont je me souvenais : peinture de palissade, grottes labyrinthesques, disputes avec la tante Polly, frayeurs avec Joe l’Indien. Et Tom vit son quotidien à travers ses nombreuses lectures, contes, livres d’aventures et livres d’histoire ; il les mélange aisément ensemble, pirates et rois de France, et quand il s’intéresse à une situation il le fait avec une imagination tout aussi flamboyante que son vocabulaire. Toute chose doit être vécue comme une aventure, et tout personnage doit avoir un grand destin : jusque-là, c’est tout à fait sympathique mais le souci… c’est qu’au lieu du petit garçon ingénieux et drôle que j’attendais, voici un personnage autoritaire, parfois méprisant et compliquant tout inutilement.

Il dirige le jeu et il dirige les autres, autoritaire même si on lui signale le danger. Et lorsque plus raisonnable que lui prend la parole, il devient condescendant tout en s’affairant à mener l’aventure vers la catastrophe. Tom Sawyer le dit d’ailleurs lui-même : « Mais c’est trop simple, c’est trop facile. Qu’est-ce que c’est qu’une aventure sans danger ? ». Au fil de la lecture, c’est usant au point que l’on est soulagé de ne pas le retrouver avant les derniers chapitres des Aventures d’Huckleberry Finn

Mais il y a pis. Tout au long du livre, Tom teste l’amour qu’on lui porte avec un chantage qui devient vite étouffant : ses amies de l’école, ses copains, les adultes de la ville et sa tante Polly le subissent. Le silence sur la mort de ses parents est comblé par ses gesticulations en tous sens pour attirer l’attention : les pitreries, remarques insolentes et farces sont autant d’appels et, après une énième aventure où tous ont craint pour sa vie, Tom reçoit effectivement la correction comme preuve de l’amour qu’on lui porte : « il eût été fort en peine de décider ce qui, des coups ou des caresses, traduisait le mieux l’affection de sa tante pour lui ».

Ce qui a été terrible en tant que lectrice, c’est que les quelques moments de générosité dont il fait preuve se sont totalement effacés derrière ce chantage : tyrannisé par ses émotions et sa détresse, il tyrannise les autres. Peu sourcilleux de ce qu’il inflige aux autres (aux autres enfants notamment), il doit être le centre du monde et tout ce qu’il entreprend doit avoir de l’allure, pour enfin obtenir le regard et la validation qu’il recherche. L’agacement prédomine et le mot qui me venait tout au long du livre était… « drama queen » ! Et Mark Twain, intraitable, joue avec notre capacité à nous souvenir que Tom n’est qu’un enfant, orphelin, brillant, engoncé dans un cadre qui le bride… et l’on grince des dents à lire plusieurs de ces scènes dramatiques qui surgissent de l’imaginaire de Tom : « La vie lui semblait un fardeau insupportable ; il se prenait à envier Jimmy Hodges, qui venait de disparaître [un enfant mort un peu plus tôt]. Oh ! s’assoupir pour toujours, de plus penser à rien, ne plus s’inquiéter de rien ! Rêver pour l’éternité sous les arbres du cimetières tandis que le vent agiterait les feuilles et ferait onduler l’herbe sur la tombe… Ne plus avoir d’ennuis, ne plus avoir de soucis ! Si seulement il avait un carnet intact à l’école du dimanche, il eût volontiers consenti à disparaître et à en finir avec ça. Et cette petite [Becky] ! Que lui avait-il fait ? Rien. Il avait agi dans les meilleures intentions du monde, et elle l’avait traité comme un chien. Oui, comme un chien. Un jour trop tard peut-être, elle regretterait ce qu’elle avait fait. Ah ! si seulement il pouvait mourir momentanément ! »

Ce fut donc une lecture tout à fait étonnée. Certes, comme le dit Huck, « Personne ne savait vivre une aventure aussi bien que Tom Sawyer », mais l’aspect Emma Bovary d’outre-atlantique était totalement inattendu…

Et c’est là où, surprise à nouveau !, intervient en contrepoint complet Les Aventures de Huckleberry Finn. J’étais un peu circonspecte en commençant le livre, mais l’histoire de Huck est tout autre : bouleversante, en ce qu’elle est une lutte au fil des eaux du Mississippi d’une jeune conscience avec la morale d’une époque.

Fuyant son père, alcoolique violent, et retrouvant Jim, esclave évadé, Huck vogue sur le fleuve et rencontre mille et un personnages sur les rives. L’enjeu, pour Jim et Huck, est de se libérer de la maltraitance et de regagner leur liberté. La narration étant à la première personne, nous plongeons dans les tourments du garçon : à chaque personne rencontrée et à chaque situation, la lutte s’engage entre ce qui lui semble humainement raisonnable et ce qu’on lui a inculqué. Ce qui se fait dans la bonne société éduquée à laquelle il n’appartient pas. Mais plutôt que de flamboyer pour être reconnu, Huck lui veut disparaître tant il a intégré qu’il n’est pas adéquat : il s’évoque souvent sa propre mort, mais la perspective est bien différente de celle de Tom Sawyer. Ainsi, contrefaisant sa disparition, « on n’aurait jamais idée de chercher autre chose que mon cadavre dans la rivière ; et d’ailleurs, on en aurait vite assez et qu’on ne se soucierait plus de moi ».

A cela s’ajoute un impressionnant sentiment de culpabilité : tout au long du roman, Huck se débat avec le fait d’aider Jim. « Ma conscience reprenait chaque fois le dessus et répétait : « Mais tu savais bien qu’il s’enfuyait pour gagner sa liberté, et tu aurais pu tout de suite aller à terre le dénoncer ». J’avais tellement honte de moi que je me sentais presque envie de me détruire. (…) Ce nègre que j’avais en somme aidé à s’enfuir me disait carrément qu’il irait voler ses enfants ! Des enfants qui appartenaient à un homme que je ne connaissais même pas et qui ne m’avait jamais rien fait ». C’est non par les livres mais en s’appuyant sur les faits et ses émotions que Huck change progressivement : il côtoie des escrocs, voit des villages entiers sombrer par leur crédulité religieuse, il regarde une société pétrie de principes et de religion chercher à berner et à tirer avantage des autres. Et chaque matin, il regarde Jim pleurer, il découvre son histoire, celle de l’esclavage, et constate sa présence paternelle à ses côtés : « Il pensait à sa femme et à ses enfants, qui étaient restés là-bas ; et il avait le coeur gros et il regrettait sa maison, qu’il n’avait jamais quittée jusqu’ici ; je crois vraiment qu’il aimait son monde autant qu’un Blanc. Ca ne semble pas naturel, et pourtant c’était bien vrai ». Après des jours de lutte intérieure, il décide à l’encontre de toute la morale qu’il a glanée ici et là : « Et bien ! tant pis, j’irai en enfer. (…) J’écartai tout ça de ma tête et décidai que je reviendrais au mal, puisque c’était ma voie, et que j’avais été élevé ainsi. Et, pour commencer, j’allais essayer essayer de délivrer Jim une fois de plus ».

Au fond, et pour en revenir au générique du dessin animé Tom Sawyer, le héros de toutes ces aventures pour Mark Twain, le héros « symbole de la liberté« , le héros « qui n’a peur de rien« , c’est bien Huckleberry Finn.

Mais ne nous laissons pas aveugler par l’agacement que fait surgir Tom. Voici deux enfants qui estiment ne pas compter dans le monde. L’un refuse cette injustice et clame le plus fort possible son existence, l’autre, humble et précautionneux, préfère fuir et rester dans l’ombre. Tous deux témoignent pour Mark Twain du bourrage de crâne religieux et politique subis par les plus jeunes, de la famille à l’école, et qui pour survivre deviennent des masques. Soit ils renoncent à leurs valeurs et se fondent dans la masse, soit ils vivent selon elles mais dans l’exil social, soit ils les caricaturent et se perdent au passage.

Mais je ne m’avance pas plus car Mark Twain avertit, « Quiconque essaiera d’y trouver une morale sera exilé »

Mark Twain, Les Aventures de Tom Sawyer (trad. F. de Gaïl), 2008, Les Aventures de Huckeberry Finn (trad. S. Nétillard), 2017, Folio Junior.

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