Une place à soi

Madame… on a besoin de votre aide.

Cela a commencé comme ça. Un petit groupe de six filles, à la fin d’un cours. J’ai mon sac prêt pour aller remplir ma bouteille d’eau et chercher un café, dans les dix minutes de récréation qu’il reste. Je leur dis avec un sourire que, s’il s’agit d’astuces pour leur devoir de physique-chimie, c’est pas gagné mais que je ferai mon maximum. Elles sourient. Trois autres filles, déjà parties dans le couloir, reviennent dans la salle.

L’une d’elle regarde ses camarades et commence à m’expliquer en choisissant bien ses mots. Depuis plusieurs semaines, certaines d’entre elles subissent des « remarques ». Des « moqueries ». Des « blagues ». J’écoute, hoche la tête. Vous avez vu comme cela va vite ? Elles ont 14 ans au mieux et elles ont déjà si bien intégré comment, dans le langage, édulcorer la réalité. Car ceux qui ont subi « blagues », « moqueries » et « remarques » savent de quelle réalité ces mots sont lourds.

Mais l’élève porte-parole tourne autour du pot : je lui dit que j’ai besoin d’exemples concrets pour comprendre ce dont il s’agit, ce qui se joue ici, et surtout clarifier ce qu’elles ne savent pas ou n’osent pas, plutôt, nommer. Elles dansent d’un pied sur l’autre, hésitent, l’une d’entre elles réajuste son sac sur l’épaule et se tournant vers la porte esquisse un « Nan mais c’est rien Madame, et puis vous n’avez pas le temps ».

Je pose mon sac et ma bouteille.

Je pose mes clefs de salle.

Je pose ma voix.

J’ai tout mon temps. Et vous aussi.

Alors, une des élèves me tend son téléphone : les captures d’écran de conversation sur une plateforme de chat, et me dit « Et encore, là, c’est rien. Remontez… ». « Là, c’est rien » : rien que ces mots, cette manière de minimiser ce qu’elle pense être suffisamment problématique pour en parler à une prof, est un indice : elle a déjà accepté que dans sa vie, elle devrait passer outre les micro-agressions, les accepter comme incontournables et les faire passer d’un geste de la main. Parce que « dans la vie, il faut avancer » et qu’« il y a des choses plus graves ». Nier les blessures, les contourner, les cloisonner, cliver. Tout simplement. Elles savent déjà faire.

Je lis les phrases échangées entre plusieurs garçons et filles de la classe. Les répliques de ces dernières ne laissent aucun doute : « Mais oh comment tu parles ! », « Tu te crois où ? », « Mais on parle pas du physique des gens, ça va pas ? », et autres « Tu lui parles pas comme ça ! » et « Non je ne crois pas que c’était une blague ! ».

J’admire votre solidarité.

Ancrer le collectif. Car il est ô combien nécessaire, et encore plus à 14 ans.

La conversation navigue entre cours, devoirs, clips musicaux et blagues. Celles-ci émanent de tous, mais les blagues proférées par les garçons reviennent toujours aux capacités supposées des filles et à leur physique, cela n’y coupe pas. On sent une mélodie bien connue, un automatisme. Et les filles réagissent à chaque fois, la destinatrice puis les autres accourues à son secours, car les « remarques pour rire » d’un garçon sont appuyées par les « Haha ! » des autres venus confirmer le propos, et surtout, surtout, face aux réactions outrées des filles, pour minimiser le contenu et son impact. Edulcorer donc, voire se moquer de la réaction outrée. Toute cette mécanique bien huilée de la vanne balancée « comme ça », de la bande de copains qui rapplique quand la vanne va un peu trop loin avec comme mission plus ou moins inconsciente de minimiser l’insulte et de faire passer les filles légitimement en colère et demandant des excuses pour des pisse-froid. En un mot : des hystériques [j’emploie évidemment ce mot lourdement connoté à dessein].

Je lis des « blagues » dirigées vers l’une ou l’autre, mentionnant leurs formes, seins et fesses, devenues objets dont on peut deviser publiquement, et reliées à leur intelligence et à leur réussite. J’écoute aussi les cours où les filles refusent d’aller au tableau parce que ce simple déplacement expose, EXPOSE !, le corps au regard du groupe de garçons gouailleurs de la classe qui en feront des gorges chaudes ensuite.

Je réfléchis.

Des ados. Des ados qui jouent aux petits mecs, des ados que j’affectionne et dont je sais qu’un par un ils seraient les premiers à dire que, tout ça, « ça ne se fait pas ». Il n’en reste pas moins que le nombre les a fait se sentir suffisamment en sécurité pour instaurer cette domination, palpable dans la crainte, la peur, évoquée par les filles. Peur qui se traduit par le coup de grâce final : « Non, mais on ne va quand même pas en parler au principal… Nan mais c’est pas si grave, on va s’en sortir, et puis… il y aurait des conséquences ! ».

Elles ont 14 ans et on en est déjà là.

Impressionnant, n’est-ce pas ?

Alors je leur explique ce qui va se passer, parce que désormais ma responsabilité est engagée : alerter la direction de l’établissement qui réagira je le sais, le professeur principal et l’équipe. Et ça, ce n’est pas négociable. Mais aussi les informer, leur transmettre des astuces et des techniques pour recadrer rapidement ce type de situations et se protéger : je n’y suis pas du tout formée, j’ai seulement lu, écouté et vécu et en gros, j’y vais au feeling. Comme d’habitude dans ce métier.

Leur apprendre à conserver des traces, et à en laisser en mettant les garants du respect du règlement, du droit, de la loi face à leur responsabilité et en leur demandant des comptes. Leur apprendre à ne transiger sur rien et les renforcer dans le sentiment d’être dans leur droit. Ne pas s’investir d’un sentiment de culpabilité inopportun et désigner clairement les responsables sans sourciller : « Il l’a dit ? il l’a écrit ? Il est assez grand pour formuler ça, c’est donc qu’il est assez grand pour en assumer les conséquences ».

Je les laisse parler entre elles. Je les laisse éprouver leur solidarité et leur complémentarité, je les laisse apprendre à se protéger les unes les autres.

Pendant ce temps, je regarde ma salle.

Moi, à mon échelle, qu’est-ce que ce que je peux faire concrètement ? Ce sont des élèves que je connais bien, et je sais que le discours moralisateur sera un blabla de plus sans impact. Quels leviers infimes puis-je faire fonctionner pour que, au moins dans mes cours, un équilibre soit rétabli, que la domination et le sentiment d’impunité à l’exercer disparaissent… qu’est-ce que je peux pirater dans nos habitudes pour que…

Les chaises, les tables, les murs, je revois un cours se dérouler et…

J’ai dit aux filles de sortir et que dès le lendemain, j’allais modifier quelques petites choses. Minimes. Des détails. Sans en dire plus, je leur ai seulement demandé d’observer attentivement.

J’ai commencé ce fameux cours par déplacer, comme je le fais régulièrement pour les travaux de groupes ou l’équilibre de la classe, des élèves. Telle fille par là, tel garçon par ici. Je fais surtout bien en sorte de ne rien laisser paraître de mon intention. Durant l’année, le plan de classe a évolué : totalement libre au début, je le recompose au gré de la participation, des bavardages ou des explosions. Et avec cette classe, au fur et à mesure des mois, une configuration qui désormais me saute aux yeux s’était mise en place involontairement : toutes les places périphériques sont occupées par les garçons, sur les côtés et au fond de la classe, c’est-à-dire avec un mur qui rassure et permet une assise stable. Les filles, elles, sont au centre : sans assise, sans appui, exposées de toutes part. Sous le regard de. Et ça, il en va de ma responsabilité : voir la classe comme un agrégat de personnes aux compétences variées, aux degrés de bavardage divers, et comme un système de dominations possibles. Au final, en peu de changements, j’arrive à un plan de classe tout à fait inédit : les filles en périphérie, encadrant les garçons assis au centre.

Le cours commence et avec lui, je m’impose une nouvelle technique de calcul mental : 2 = 1. C’est une classe dont, dès le début de l’année, j’avais perçu qu’il me faudrait être attentive aux rapports de forces car composée aux deux tiers de garçons, et donc nécessairement le déficit de filles crée un déséquilibre à un âge de différenciation forte. Les garçons de cette classe sont dynamiques, prennent la parole sans attendre qu’on la leur donne, assez souvent à bon escient ; les filles, excellentes pour la plupart, ont une posture très scolaire parce qu’elles jouent parfaitement le jeu des codes scolaires et sociaux. Elles attendent d’obtenir la parole, elles se laissent couper la parole, elles se rebiffent peu.

Donc, comme elles composent un tiers de classe, temporairement l’intervention d’un garçon impliquera deux interventions de filles. Sans le dire, et sans céder. Mains levées ou pas, chaque intervention compte et je persiste en relançant les filles : « Une idée ? », « Tu peux continuer sur la proposition de ta camarade ? ». Et elles s’en donnent à cœur joie, et tous profite des analyses pertinentes souvent dites à voix fluette.

A la fin de ce cours, une atmosphère étrange flottait dans la classe. Les garçons à l’habitude exubérants, continuant de bavarder bien après la sonnerie en petit groupe au fond de ma salle, sont gênés. L’inconfort est palpable : il s’est passé un truc mais ils ne savent pas quoi. Les filles, elles, se regardent les unes les autres. Trois d’entre elles ont un large sourire.

Elles ont compris. Elles n’ont pas besoin de dominer.

Elles sont puissantes.

Une semaine plus tard, au détour d’un chapitre, j’ai diffusé une vidéo sur le harcèlement de rue. Les garçons étaient scandalisés et dénonçaient les réflexions faites aux femmes dans la rue, sur leur morphologie, leurs vêtements, leur sexualité supposée. Ils étaient réellement sincères, mais à quel point se conformaient-ils au discours qu’ils savent attendu à l’école, à quel point avaient-ils compris comme on peut, facilement, basculer dans l’esprit de meute ? A une de leur question, savoir si on le vivait toutes, je leur ai raconté qu’à partir de leur âge, aller au tableau avait impliqué de me lever en tirant mon T-shirt le plus bas possible sur des jeans larges pour que mes formes soient imperceptibles. Que j’avais tellement bien intégré les réflexions sur les autres filles et sur moi que j’avais exclu vêtements moulants et robes. Qu’il m’avait fallu 20 ans pour m’en remettre et oser en porter, parce que désormais capable de faire front face à un mec dont les jambes écartées prennent deux places dans le métro, ou un autre qui ne change pas de trajectoire sur un trottoir parce que l’espace public est masculin. Eux qui me voyaient chaque jour en robe, dont un regard contient plus (je crois) d’autorité qu’une grande gueulante, ont ouvert de grands yeux.

Ce groupe d’ados grandira et progresser sans aucun doute possible, chacun à son rythme. Je ne les fragiliserai pas en leur faisant subir une autre domination, mais je contribuerai à déstabiliser toutes ces certitudes qui s’installent si rapidement dans une classe : la certitude qu’avoir « de bonnes notes » c’est être « meilleur », la certitude qui, parce que l’on a un pénis, enjoint de croire que tout est dû et acceptable, la certitude qu’un système qui vous fait intégrer que vous êtes vulnérable parce que femme est légitime et ne peut être piraté.

Et ces filles ? Elles ont fait du bruit. Elles ont pris de la place. Elles ont parlé fort et elles ont coupé la parole, elles ont fait des captures d’écran, elles sont montées au créneau, elles ont osé parler aux adultes et demandé de l’aide. Elles ont fait ce pas, gigantesque, à recommencer chaque fois et toujours aussi gigantesque, de surseoir au sentiment de honte, au sentiment de culpabilité et d’EXPOSER le problème et son auteur.

Il faut beaucoup de courage pour cela.

Elles sont admirables.

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18 commentaires

  1. Merci infiniment pour ce retour sur expérience (qui vaut davantage qu'une formation EN !)... mais oui !! la périphérie !!! Je le fais inconsciemment, notamment avec les élèves en phobie scolaire ou ceux que je sens mal à l'aise, près du mur, d'une porte... mais je n'ai jamais analysé réellement le rapport de ce "centre-périphérie" au sein de classe ! Alors encore merci 🙂

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  2. Bravo Chouyo, et merci.

    Dès le sous-titre je me doutais bien que le texte me tirerait des larmes. Merci de cette humanité, de toujours voir dans les élèves des êtres en construction et capables d’évoluer, aux prises avec un monde qu’on qualifiera pudiquement de « perfectible ».

    C’est ça l’éducation, au-delà des savoirs et connaissances.

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  3. Merci de partager cette expérience de placement, je n'y avais pas pensé.

    Lorsque je croise en classe des mots dont la féminisation n'est pas encore établie dans la langue (comme auteur, oppresseur), j'en profite pour demander aux élèves leur avis sur la forme à adopter. Pour l'instant, c'est toujours des garçons qui ont défendu la position de l'Académie française (le neutre masculin). Les filles, elles, préfèrent plus souvent les formes féminisées comme "auteure" ou "autrice".
    C'est l'occasion de leur faire un petit rappel historique sur l'origine des mots et des règles de grammaire, leur évolution sexiste, et de constater que les jeunes filles sont beaucoup plus combatives sur le patriarcat et ses conséquences négatives que ma génération ne l'était (et pourtant je ne suis pas bien vieille).
    C'est très positif pour l'avenir, et ça permet de relativiser les récentes crispations patriarcales de nos gouvernants.

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  4. Merci pour ce témoignage, un peu désolant au début et qui termine sur une note plus optimiste... et surtout merci de les accompagner comme cela

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  5. Magnifique ! Merci !

    J'aime comme l'intervention de tes élèves te fait prendre conscience d'un état de fait dans ta classe, quelque chose qui s'est mis en place petit à petit... Réaliser le côté systémique de l'oppression et le casser, en proposant (imposant ?) un autre système, en rétablissant une égalité, et en partageant cette prise de conscience, petit à petit.

    Merci. Cela me rappelle mes cours de collège, et je réalise la chance que j'avais d'être en ZEP, avec des profs aguerris, les pieds sur terre, qui m'ont aussi beaucoup transmis. À nous maintenant, de former nos ados pour davantage d'égalité et d'esprit critique sur leur société ! 🙂

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  6. Vous terminez ce superbe article en disant que vos élèves sont admirables, mais vous l'êtes tout autant ! Vous poser des questions, chercher des solutions, et surtout, dès le début, RÉAGIR face à ce que vos élèves vous disent, sans minimiser, sans dire "ce n'est pas grave, ça leur passera, ne faites pas attention"... Votre article fait du bien, et je vous dis un grand bravo pour votre action.
    Signé quelqu'une qui a également mis 20 ans à oser reporter une robe 🙂

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  7. Merci pour cette analyse de situation de classe ,a laquelle je n' avais jamais pensé.
    Merci aussi de rappeler à toutes que les remarques à tout va ne sont pas normales ,qu on NE DOIT PAS les minimiser et surtout MERCI DE PROPOSER UNE RÉPONSE ,que j' ai parfois du mal à apporter malgré les cinquante et un ans .

    HIIIIIIIIIIIII !!!(3)Boah...(0)
  8. Dramatique que les relations entre filles et garçons en soit arrivées à ce niveau où apparemment il n'y a plus d'échanges possibles en dehors de la drague de mauvais goût ou de l'agression. Pas possible de se contenter de dénonciation.
    Je ne peux pas croire qu'il n' y a que des mauvais garçons et des gentilles filles, il doit bien y avoir de temps en temps d'autres relations ou alors c'est terrible

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  9. Bravo à vous, à vos élèves, et merci pour ce retour d'expérience !
    Le génie est dans la simplicité ...

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  10. Harcelée par des femmes au travail et un homme .image d Épinal .ça devient plus compliqué la réalité. L occasion fait le laron

    HIIIIIIIIIIIII !!!(0)Boah...(1)
  11. Bonjour, je ne connaissais pas ce blog mais voilà qui est réparé grâce aux p'tites glo. Merci de faire partie de ces profs qui ne se cachent pas derrière leur cours pour ne pas voir ce qui se passe sous son nez. Prof au féminisme revendiqué, j'essaie moi aussi de lutter contre ces mécanismes de domination, et contre l'intégration par les filles de tous ces stéréotypes très forts en lycée professionnel. Au plaisir d'échanger.

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