Le train de 09h18

Train Inde

Du 16ème arrondissement, je pars avec trois heures d’avance. La Gare de Lyon n’est pas très éloignée, mais les embouteillages matinaux sont tels qu’il faut être prévoyant.

L’abondante flotte de taxis nous entoure, klaxonnant à profusion, et dès la place du Trocadéro, il faut se faufiler entre les véhicules, couper la route et accélérer brutalement pour en émerger. La voiture est poussée à droite, dépassée à gauche, elle tangue un peu. De ma fenêtre, je vois les chiens et les chats fourrager les déchets accumulés devant le Malakoff. Des bus bondés se joignent à vive allure à cette cohue, manquant écraser les deux enfants qui défèquent sous la statue du maréchal Foch. Quelques mères de famille, fagotées d’un paletot marin, attrapent un bus à la volée ou ressortent échevelées de la circulation pour aller fouiner dans les étals de l’avenue Kléber.

Nous parvenons à nous faufiler vers l’Alma. Les quais sont plus praticables le long des ghats. Les journauxwalla, installés sur les marches grasses qui descendent au fleuve, ont finis de regrouper les livraisons et prennent leur repas de la journée, agglutinés autour du brasero d’un chataignewalla. Il ne fait pas chaud, et de la Seine visqueuse monte un brouillard glauque. De l’autre côté, on distingue à peine les cahutes au ras de l’eau d’où émergent de fragiles silhouettes.

Pas de métro ce matin, pas le temps : je ne peux pas laisser passer trois ou quatre convois avant d’espérer en attraper un. Je suis pressée. Il m’a fallu cinq mois pour économiser le prix du taxi et du train, en allant au travail en dernière classe. Etoile-Meaux, deux fois par jour. S’immiscer dans la grappe humaine pendue à la porte, enrouler mon écharpe autour du bras pour empêcher les autres de s’y agripper et de me tirer en arrière. Protéger mes seins, mes fesses, mon bas-ventre des mains baladeuses et avides. Pendant le trajet, je récite des listes pour ne pas m’endormir : les prix du marché, les acteurs de Boulognwood. Au milieu des cris des matrones qui défendent leur place, des contestations, des hurlements de ceux qui tombent parfois du toit.

Me voici arrivée à la Gare de Lyon. Je ne sais pas où aller, je ne comprends rien. Les panneaux lumineux sont rédigés en provençal, en catalan, en nissart en italien ; mais la transcription en français apparaît après quelques minutes. Je me dirige vers le quai indiqué, évitant d’écraser les passagers en transit endormis à même le sol. Une odeur : la sueur des nuits trop courtes, les relents des latrines et le graillon des petites cantines ambulantes. Rien de bien glorieux dans ces marmites d’ailleurs, mais l’essentiel pour des voyages d’une vingtaine d’heures : choucroute, potée au chou, couscous ou cassoulet. Histoire d’être calé à moindre coût. J’hésite, mais les casse-croûte à bord du train sont froids et maculés des déjections des rats. Je me dirige donc vers l’échoppe la plus réputée, « Maison d’Alger », où m’échoit un bol de couscous servi fumant dans des feuilles de marronnier tressées. Avec mes doigts, je forme des boulettes que j’avale tout rond ; c’est plutôt bon, mais je dois faire vite : à bord du train j’aurais besoin de mes deux mains pour garantir ma place.

Au début du quai, un homme me demande mon billet. Je me méfie mais, ne sachant pas à qui j’ai affaire, je reste polie.

Non ! Je ne suis pas à la bonne gare ! Je suis anéantie, cela va être compliqué et cher mais je pourrais peut-être y arriver à temps, me dit-il. Il téléphone. Un dialogue emporté dont je ne comprends pas un traître mot (peut-être du gascon ?). Il a une solution. Quand, jetant un œil par-dessus mon épaule, il me lance mon billet à la figure et disparaît en deux enjambées. Matraque à la main, un improbable agent de la ligne de chemin de fer déambule nonchalamment.

J’enrage. Je cours vers mon train, me glisse à l’intérieur, pestant contre ces agents jamais là quand il faut, pestant contre moi-même aussi : après toutes ces années, j’ai encore failli me faire avoir. C’est alors qu’au milieu des valises énormes et des cabas débordants une annonce est diffusée : craquements, brouhaha, je ne comprends rien. Je ne sais même pas de quelle langue il s’agit. Mon voisin m’indique en un étrange sabir d’italien et de français que les quais ont été intervertis, et qu’il faut aller à l’autre bout de la gare pour attraper le bon train. Pour la douzième fois de la semaine, paraît-il.

La mêlée : en quelques minutes, les passagers de deux trains de vingt-cinq wagons doivent échanger de place. Plus de trois milles personnes. On se rue, on se bouscule, une vieille dame tombe et glisse sous le train à l’arrêt. Elle se relève, grimpe prestement sur le quai et bouscule sans ménagement une mère et ses trois enfants pour leur passer devant. Les hommes rient devant le spectacle, d’autres crient sur les porteurs qui croulent sous les malles.

Laissant une chaussure derrière moi, je n’ai pas le temps de me retourner, je parviens de justesse à rejoindre mon train qui s’ébranle. Le wagon est étrangement calme : c’est la première classe. Il y fait chaud, cela ne sent pas trop mauvais… j’avance lentement et jette des regards éberlués sur l’espace dont chacun dispose… La seconde classe est déjà plus fraîche, les passagers me regardent avec méfiance. Dégoût aussi. La couleurs des rideaux et des sièges est indécelable en troisième classe, et le chauffage hoquette, s’arrête, bourdonne à nouveau ; les gens se serrent. La dernière classe, la mienne. Il fait terriblement froid ici, et l’on distingue difficilement les gens au milieu des sacs de toile et des couvertures dont ils sont emmitouflés. On recommence à pousser, à écraser volontairement des pieds et des mains pour accéder à sa place. Je dois encore traverser huit wagons avant d’arriver au mien.

A l’extérieur, les SDF se collent aux barreaux des fenêtres sans vitre, grommellent, geignent pour un bout de baguette, pour un centime, mais la plupart des passagers les ignorent. Quelques-uns lorgnent leurs difformités ou aboient des insultes.

Je me fraie un chemin dans la cohue, et trouve ma place. Le numéro a été effacé, réécrit, ré-effacé, mais j’en distingue encore les contours. Sans ménagement, je pousse le sac à main lourdement chargé que ma voisine essaie de maintenir sur mon siège et je bouscule rudement l’homme affalé à côté, il sent l’alcool et l’urine. Mon sac, sous le banc de bois au milieu des déchets et des crachats, est en sécurité, une anse passée autour de ma cheville.

Je m’installe le plus confortablement possible, rejetant vers l’arrière le rideau maculé.

Prête à goûter les joies de ce voyage de quelque six heures vers Lyon par le Provençal Super Super Super Express.


Gare Inde


Episode précédent de « Et si c’était l’Inde » : le métro de 07h43.

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10 commentaires

    • @ Manu : en tout cas, décrire Paris de cette manière me permet d'essayer de faire partager le centième de ce que l'on vit et voit chaque jour ici et dans toute l'Inde !

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    • @ M1 : ou bien Bombay s'est-elle tellement ancrée en moi que...
      Je me dis juste qu'envisager Paris de cette manière permettrait de réduire de 50% les effets du syndrome indien à l'arrivée...

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  1. c'est sur que raconté comme ça, notre métro et nos trains ont l'air de vrais palaces. Souvent on ne se rend pas compte de la chance qu'on a.

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    • @ Pimousse : beaucoup ont aussi oublié qu'il n'y a pas si longtemps, une soixantaine d'année, certaines (nombreuses, même) zones de Paris et d'autres villes françaises étaient vétustes, sales, crasseuses et peuplées de gens maigres et sales. Il y en a encore.
      C'est ce que je me dis ici en voyant certaines choses : ne jugeons pas trop vite, car il n'y a pas si longtemps...

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